Google This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project to make the world's bocks discoverablc online. It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the publisher to a library and finally to you. Usage guidelines Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying. We also ask that you: + Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for Personal, non-commercial purposes. + Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. + Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. + Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. About Google Book Search Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web at |http: //books. google .com/l Google A propos de ce livre Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en ligne. Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression "appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont trop souvent difficilement accessibles au public. Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. Consignes d'utilisation Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. Nous vous demandons également de: + Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un quelconque but commercial. + Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. + Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en aucun cas. + Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. A propos du service Google Recherche de Livres En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl I Vit. Fn ru -t. -""ûi PROMENADE EN HOLLANDE TYPOGRAPHIE DK CH. LAHURK ET Ci« Imprimeurs du Sénat et de la Cour de Gassaiion nie de Yaugirard , o PROMENADE EN HOLLANDE PAR Mme LOUISE COLET - ,' ♦ PARIS LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C" aOR PIBRRB-SAIIRAZIN, N" 14 1859 « DroU (1« trftdtietioii r4»wv4 PROMENADE EN HOLLANDE. I Anyers. — Document inédit sur Tattaque d'Anvers par le duc d'Anjou. — Rotterdam. Depuis environ un siècle, tout cachet d'originalité s'eflTace des nations comme des individus ; il est grand temps de saisir les derniers vestiges de caractère distinct que présentent encore plusieurs pays. Qui dit vestiges dit fragments; donc ce caractère de cer- taines particularités qui frappent le voyageur chez quelques peuples n'a plus d'unité : partout l'empreinte uniforme (et désespérante pour celui qui aime le pittoresque et l'inattendu) des usages et des modes anglaises et françaises. Longtemps en lutte avant de comprendre qu'elles devaient être réunies, la France et l'Angleterre ont laissé dans le monde en- tier les traces ineffaçables de leur passage. Là môme 297 ' ' a s PROMENADE Ëfl HOLLANDE. OÙ elles n'ont pas exercé de conquêtes réelles, leur influence a été fatalemeqt ou providentiellement su- bie; on les a imitées librement, c'est-à-dire sans contrainte, par ce seul prestige qui impose l'ascen- ciant d'un0 autorité civilisatrice. Il en est des liations comme des individus : on veut toujours ressembler à ce qui paraît plus grand que soi. Ce n'est pas seulement à l'Europe et à l'Amérique que la France et l'Angleterre ont étendu cette double puissance de tout façonner à leur image, mais encore àlîAsiè. La Chine est ouveri^ avant peu d'années elle sera devenue européenne , c'est-à-dir^ «anglaise et française. Le littoral de l'Afrique a vu passer et dominer tous les peuples de l'Europe sur ses rivages ; il ne reste donc plus au voyageur qui cherche des peintures de mœurs nouvelles, que l'intérieur encore sauvage et jusqu'ici presque impénétrable de cette même Afrique. Hélas ! ce n'est pas dans ces contrées inexplorées que nous pouvons conduire nos lecteurs; le chemin d« fer nous entraine banalen^ent sur des routes mille fois parcourues et décrites : h&tons-nous de saisir dans les villes et daiis Içs campagnes quelques signes de race et de mœurs qui nous font sentir encore que nous ne sommes ni en France ni en Angleterre. Franchissons Bruxelles sans nous y arrêter : à quoi bon visiter le palais du roi, celui du duc de Brabanl PROMËjHAM EN HOLLANDE. 3 et les hôtels des ministères entourant le parc et le jardin publics? Sans doute ce quartier a de la gaieté et de rèlégance ; mais à quoi bon décrire des mo- numents vus partout? à quoi bon parler du passage SaintrHubert, diminutif de nos passages parisiens, et même de Sainte-GudulOi qui ressemble à toutes nos belles églises gothiques et qui ne suffit pas avec la pittoresque place de rHôtel-de-Ville pour donner un caractère à cette petite capitale qui imite Londres et Paris. C'est par une radieuse journée du commencement, de septembre : le soleil brille, les arbres de la route frissonnent, verts et frais des deniières pluies d*août qui leur ont refait des rameaux printâniers ; la brise est chaude, et le ciel d'un bleu doux où se massent en formes toujours changeantes de beaux nuages blancs que le soleil colore. Ce début de voyage m'inspire à la fois de la confiance et de l'attrait pour le climat du Nord, et, tandis que la vapeur m'em- porte de Bruxelles à Anvers, je savoure ce jour tiède d'automne qui me rappelle la température du Midi. Hais au lieu des bois jaunis et desséchés par le vent sec de la Méditerranée, au lieu des herbes roussies et brûlées , une verdure toujours renaissante qui égayé le paysage I... p J'en étais là de mon idylle quand les blancs nuages devinrent gris, puis noirs, et bientôt h la place du soleil disparu se jouèrent quelques éclairs rapides ; 4 PROMENADE EN HOLLANDE. le tonnerre gronda et un formidable orage éclata tout à coup ; il inonda la campagne et ruissela sur la toiture des usines et des maisons , tandis que le convoi traversait Malines. A mesure que la pluie tombait , le ciel prenait cette teinte uniforme qui a Tapparence opaque d*une eau stagnante et sans reflet. L'orage formait d'immenses rideaux derrière lesquels la campagne disparaissait. Il plut de la sorte jusqu'à Anvers, dont les remparts et les portes m'apparurent à travers une éclaircie de jour. Je saluai ces remparts 'avec respect. Anvers pourrait être appelée Vkérdîqvs^ car elle a dans l'histoire des pages glorieuses, des jours belliqueux où ses bour- geois se changent en soldats téméraires qui savent vaincre ou mourir. Anvers avec ses nombreuses églises, ses couvents, ses corporations , ses rues et ses places peu fré- quentées (dans les quartiers éloignés du port), ses grandes maisons aux larges portes carrément assises et arrondies vers le haut ; Anvers a un air de vétusté qui m'a rappelé quelques vieilles villes françaises, Bourges , par exemple ; mais ce n'est point là un cachet d'originalité et de nationalité distinctives qui mérite qu'on s'^y arrête. La pluie continue à tomber en nappe %ie et pressée qui répand sur tous les objets un ton gris. Voulant profiter pour visiter la ville des dernières heures du jour, je monte dans une de ces voitures dont nos vieux fiacres parisiens PROMENADE EN HOLLANDE. 5 ont fourni le modèle ; ces voitures, depuis Bruxelles jusqu'à Amsterdam, s'appellent toutes des vigilantes. Le nom est l'hyperbole de la chose , car jamais je n'ai usé de véhicules d'une plus irritante lenteur. Je m'en accommode assez pour visiter le canal de construction, dont les bassins font penser à ceux du Havre, le port encombré de maisons, et les bords de l'Escaut, qui, par ce ciel gris de plomb, m'a rappelé la mélancolie de la Tamise. La nuit arrive prompte- ment et je remets au lendemain la visite du musée et des églises, que Rubens remplit de son nom et de sa gloire.. Le lendemain, la pluie ne cesse pas et le temps est encore plus sombre ; mais les toiles de Rubens ont un tel éclat, son coloris est si vivace, un si grand rayonnement s'en échappe, que ses tableaux, pour ainsi dire, s'éclairent eux-mêmes. Le musée d'Anvers, construit dans un jardin, a un péristyle à l'antique ; on monte un large escalier et Ton arrive dans les salles, où deux ou trois amateurs copient les chefs-d'œuvre du maître. Je refuse un livret et un guide : j'aime à aller à l'aventure et à trouver moi-même le but de mon admiration. Dans la pre- mière salle, je suis attirée par un Calvaire de Ru- bens : dans la contorsion nerveuse des deux lar- rons se manifestent les qualités outrées du peintre ; un soldat perce le Christ d'une lance ; la Madeleine éplorée qui est au pied du crucifié est d'une grande 6 PROMENADE EN HOLLANDE. beauté d'expression ; sa douleur mouvementée con- traste a?ec la douleur calme et la pâleur morbide de la Vierge. Saint Jean, le disciple bien-aimé, semble dé- faillir et s'appuie contre l'épaule de la mère du Christ. Voici un autre tableau de Rubens où toutes les richesses fantasques de son pinceau se sont dé- ployées; c'est rAdorgttion des Mages : la Vierge dans la crèche est vêtue de brocart et de velours, et l'entrée de Tétable est soutenue par une colonne de marbre d'ordre corinthien. Rubens ne pouvait re- noncer à l'effet inouï qu'il tirait des riches étoffes et de l'architecture ornementée. Tout ce tableau est dominé par une très-belle tête de chameau qui, du dehors de l'étable, se dresse et tend son long cou au-dessus des groupes divers. Sur son dos sbnt hu- ches des esclaves qui se penchent et regardent cu- rieusement Tenfant divin dont la venue va racheter le monde. Je m'arrête ensuite devant un Calvaire de Van Dyck qui, par son calme funèbre, est l'opposé des effets violents de Rubens. Un Ensevelissement du Christ, également de Van Dyck, a le même carac- tère d'angoisse morne et vraie. A côté de la mort voici la vie , la vie exubérante et heureuse : c'est encore un Rubens. La principale figure de ce tableau est une belle femme, pleine de vigueur; auprès d'elle est un superbe enfant ro- buste et nu, aux chairs roses comnle celles de sa PROMENADE EN HOLLANDE. 7 mère; aU-dessus de retirant, sur un itlt de colonne, est peithé un grand perroquet ; det-rière Ce giroupe, un TielUard assis regarde avec convoitise la jeune fethine. C'est ensuite un Calvaire de Rubens, d'une touf autre tnanière que sa manière ordinaire : le Clirist est seul expirant sur la croix ; sa pâleur et son an- goisse ont une empreinte de i'èsignation divine. Jérusalem se déploie à ses pieds. un autre tableau de Rubens m'a profondément Trappée : c'est la reneontre de Jésus ressuscité et de ses trois disciples. Jésus leur montre ses plaies saignantes. La beauté de la figure du Christ est complète ; elle participe de l!art grec par la pureté des lignes et de l'art chrétien par un rayonnement divih; on voudrait regarder à jamais cette tête blonde, idéale et transfigurée. Voici un paysage de Téniers, à la fbis poétique et bourgeois, qui me platt beaucoup : un élégant château est dans le lointain, une ferme sur le pre- mier plan, des paysans attablés fument et boivent ; tous les détails du paysage et des figures sont ren- dus avec un fini et une ténuité à défier la loupe. Je m'arrête longtemps devant un tableau de Da- vos, toile étroite et haute qui, je crois, n'a jamais été gravée, mais qui mérite d'être décrite : c'est J'Hérodiade, tête sinistre et superbe de courtisane, dont les bras nus sont d'un modelé de marbre 8 PROMENADE EN HOLLANDE. grec ; elle porte dans sâ belle main un plat d'ar- gent appuyé contre son manteau de pourpre qu'elle soulève. Dans ce plat est la tête de saint Jean, qu'un soldat vient de trancher et qu'il tient encore par ses cheveux noirs. Le corps du saint gît devant l'Hé- rodiade, les deux pieds appuyés coiitre sa robe de brocart. La chevelure de cette femme est blonde avec des ornements d'or et de perles; des agrafes en émeraudes fixent le manteau de pourpre S ses épaules; au creux du corsage, coupé en carré, brille, comme une goutte de sang, un gros rubis. Le soldat, à la mine bestiale et farouche, balance encore dans sa main le sabre sanglant. Une ma- trone qui escorte THérodiade contemple cette scène avec curiosité. Dans le fond est la forteresse qui a servi de prison à saint Jean, et d'où il vient de sortir ; des prisonniers, hommes, se penchent et regardent étonnés à travers les barreaux; une seule femme se montre à une fenêtre de côté. Ce tableau laisse une forte impression comme une scène vivante. Du musée, je me rends à la cathédrale d'Anvers, pour voir les deux Descentes de Croix de Rubens, qui sont ses deux tableaux les plus célèbres. De mornes familles anglaises sont assises en perma- nence devant ces toiles. C'est le père, à la carrure d'Hercule; la mère, rousse et haute en couleur; deux ou trois filles très-blondes, autant de garçons, PROMENADE EN HOLLANDE. 9 et trois ou quatre enfants plus petits qu'une institu- trice gourmande. Tous, armés d'un livret, lisent Yolontairement ou sont forcés de lire la description des tableaux ; quant aux tableaux eux-mêmes, ils De les regardent point; on dirait qu'ils ne restent là des heures entières que pour l'acquit de leur conscience et aussi pour irriter les véritables ap- préciateurs de l'art, à qui ces lourdes lignées an- glaises g&tent Rubens. Je me mis à l'écart pour ad- mirer avec recueillement ces deux drames de la croix, si mouvementés et si terribles. Je ne les dé- crirai point: la description et la gravure en sont partout. La pluie continuait à tomber grise et monotone, je me fis conduire à pas lents par ma vigilante au- tour de la ville ; je voulais revoir ces remparts glo- rieux et les portes d'Anvers qui ont été témoins de tant de sièges, d'assauts et de boucheries humaines. La guerre se faisait au xv« siècle avec une bar- barie et une violence dont les guerres modernes ne peuvent plus donner l'idée. Sous la domination espstgnole, en 1576, Anvers était chaque jour me- nacée par les soldats de cette nation qui occupaient la citadelle, et qui, n'ayant pas été payés, récla- maient leur solde arriérée, toujours prêts à se ré- volter et à mettre la ville au pillage. Les habitants d'Anvers tentèrent d'élever des fortifications en terre contre la citadelle, pour se garantir d'une •• 40 PROltENADE EN AOLLANDE. surprise. Mais le comriiâiidatit Sànche d'Avild i*éù- nit tdus les détacheniëtits des soldats espagnols qui occupaient les envirbtis, et le 4 tiovëtnbrè 1576, il sortit de la citadelle à la tête de ses troiit)ès, as- saillit la tillë et la mit à feu et à sang. Ces misé- rables soldats, excités par leur chef, brûlèrent cinq cents maisons, incendièrèiit l'hôtel de ville et mas- sacrèrent t^lus de cinq mille personnes. On dohiia â cet alffeliî cohibat le nom de furie espagnole. Quelques années plus lard, pôiir se délivrer de cette hot'rible domination, rassemblée des Ëtats et le duc d'Orange, alors Slathôtidër, appelèrent à leur aide le duc d'Anjou, frère d'Henri III et de Charles IX, qui s'empresssl d'accepter et etitra en Flandre à la tète d'une armée composée de Fran- çais, d'Italiens et d'Écossais. Son ambition était de se faire un royaume à côté de celui de sort fk'ère et aux dépens du roi d'Espagne. Il eût pu réussir, s'il avait montré pliis de modération et d'habileté. Les hoiis Flamands étaient flattés de l'idée d'avoir pour roi tin flls de France ; maîs^ impatient d'arriver, et cédant à de mauvaises suggestions, le duc d'Anjou organisa une conspiratiort, et tenta de s'emparer d'un seul coup des ndeilleures places fortes de Flandre. Le jour du complot fut fixé au 17 janvier 1583. Les conjurés réussirent à Dunkerque, à Ber- gués et dans quelques autres villes ; ils échouèrent dans beaucoup, et surtout à Anvers. Le 17 janvier PROMENADE EN HOLLANDE. - 41 fut pour cette ville une journée sanglante et glo- rieuse. En Toici le récita fait le lendemain même par lin bourgeois qdi avait pris part à l'action. Nous dônnotis ce curieux document dàus toute sa naï- veté, sans rieii changer m au style ni h Tortho- graphe: < Advis eïtraict d'une lettre ëscripte en Anvers lé XIX de janvier 1583. « Geste sera pour vous advei^Hr de Textrème dan- ger auquel ceste ville et nous trestous nous sommes trouvés au jour de avàht-Hier; car à xu heures et demye, qtiand tous estions à la table disnans à l'ac- cdustuméé, le duc d'Anjou^ qui deux où troiis jours paravânt avdit faiet i^asser ses forcés dès Sùy^ses et autres nouvelles tt'oupes ft-âtiçoises hors des î'ian- dres icy à Borgerhout pour former un camp et poursuivre IsL viétoire d'Eyndouen, comnié il don- nait à entendre, a £siict seniblant d'aller voir passer la monstre, estant àccompaigné de toute sa no- blesse, en ttonibre d'environ 400, sans leurs servi- teurs et beaucoup de cappitaines et autres gens d'étoffe tenans son party ; par où fut attendu hors de la porté, le pont de la ville et la rue des Fossez, de 300.chevaulx ou davantage, lesquelz s'avan- 1. Ce document est inédit et d*une autlientieité incontestable. Nous le publions d'après une copie envoyée au roi d'Espagne, Philippe II, qui avait tant d'intérêt à savoir d'une manière pré-- cisé comment les fkits s'étaient passés. 12 PROMENADE EN HOLLANDE. choient de venir jusques à la porte, chose illicite en faict de guerre, dont estantz advertiz par ceux du guet qu'ilz se vouldroient retirer d'illecq, veu qu'ilz ne pouvoîent comporter ny permettre telle chose, respondoient ne pouvoir bouger de là jusques à tant que le ducq seroit venu ; si que le pont estant trop foible ny pouvoit remédier et print la pacience jusques à la venue du ducq, lequel passa la pre- mière et deuxième porte, estant ung pont tombant, et venant à la troisième, se trouve vers la ville, et enfantant illect la meschanceté qu'il avoit au cœur, dict à ses gens : Or sus, mes enfanSy prenez cou* rage^ la ville est pour vous^ à jamais serez riches. Sur quoy incontinent crioyent ses gens : Arme! arme/ tue ! tue! et selon que aucuns veuillent dire : Vive le ducq! vive la messe! et semblables voix ; et tuèrent aucuns du guet, et saisirent la porte de Ripdorp, et se mirent sur les murailles et rem- parts de la ville crians : Ville gaignée ! ville gai" gnée ! et appelans les autres forces qui estoient hors de la porte et jà mis en bataille pour recepvoir le duc d'Anjou, affin que marchassent en toute di- ligence vers la ville ; comme firent aussy avecq une telle furie que, devant que les bourgeois se mec- toient en armes et que l'on sonnoit la cloche d'a- larme, furent dedans la ville plus de six cens che- vaulx et trois mille piétons ; dont aucuns ruèrent par la Ripdorpstrale, les autres par la longue nou- PROMENADE EN HOLLANDE. 13 velle rue dicte Langonieustract; les autres par la Jestisstraet, occupans toutes les petites rues tra- versans les principalies rues et autres, de manière qu*ilz estoient desjà venuz jusques à la cbappellc de Saint-NicoUas à la Wyiigarl-bruggey ayant aussi occupez les bollevberey et artillerie prez la Rip- dorp-porte *, Hecgvetters-torren, et l'Aecreecz-hofF prez la porte de Saint- George, devant qu'il y eut aucune deffence des bourgeois, car ung chacun estoit à table, ne pensant à rien moins que à tel cas. Mais venantz environ la nouvelle bourse, in- continent les bourgeois se ressentirent, et sonnMt la cloche d'alarme, tendirent partout les cbaisnes, et se mirent tous en armes, sans respect de quelle religion qu'ils fussent, donnans l'un à l'autre la main et promectans loyaulté jusques à la mort, vous assurant qu'à les voir l'on eusse dict les estre tous lyons ; et se mirent si vivement allencontre des François^ que quasi en ung quart-d'heure les ont repoulsez, tuans et massacrans beaucoup, et ruans à terre les gens à cheval comme enfans; tellement qu'ilz furent contrainctz à reprendre le chemin qu'ilz estoient venuz vers la Ripdorp-porte, là où que advint ung horrible meurtre. Car qui estoient entrez, veuillans sauver leur vie, furent empeschez par ceulx qui estoient encores dehors, travaillans 1. Ou porte de Borgerhout (venant de Borgerl^out). 4 ih PROMENADE EN HOLLANDE. pour pouvoir entrer; eii laquelle conjoncture le nombre des François morts fut si grand que là porte fut estouppée par corps mortz, et de la haulteur quasi et à bien prez de deux hommes estant de- bout Fung sur l'autre, de sorte que personne ne pouYoit plus entrer ny sortir, et Ton ne t)ouvoit clorre telle porte, par où les nobles bt gens k che- val des François, abandonnant leurs chevaulx, et pensant monter oultre les inortz, en la porte, quant ilz estoient en haillt furent tirez comme oiseaulx, et tomboient ainsi Fung sur l'autre j car les com- pafgnies de bourgeois qui venoietit de tous eostez vers la porte tirèrent si horriblement qu'il sembloit estre une greile, nul repos donnans aux François ; lesquelz voians s'estre environnez de deux costez ont à la an tâché de se sauver par l'eau des fosséz, où à tant de coups d'artillerie qu'on leur a donné en fuyans sur le doz, y sont demeurez mortz beau- coup, si comme en sont ainsi des Suysses et autres qui estoient eiicores hors de la ville ; de sorte qu'on a tiré hors des fossez plus de 400, et trouvé éii la ville 8 à 900 mortz- entre lesquelz l'on compte aussi 250 gentilzhommes et plusieurs prisonniers, selon que appert la liste cyjoincteS auxquelz est aussi 1 . Une tradition assure que Pâmas des morts occupait plus de la moitié de la porte et que tous les blessés furent étouffés par la masse. On évalue à seize cents le nombre des morts parmi les assaillants. PROMENADE EN HOLLANDE. 4» comprind le sieur de Ferrâcques, qtii estoit chef à mener et guider les gens à i'inyasion susdicte, et a confessé que, au mesme jour, semblables entre- prinses se debvoient fttire en dix autres places, en Conformité duquel avons attssij dès hier desja, en- tendu comme les François se sont impatronez de Dnnkerqué, Nieuport, Dixmiden, et autres places, signamment de nlonde, soubz- ombre de demander passage pour les Français d'Alost qui sont à la fin avecq les autres tenuz maîtres et Tauroient pillez si comme pensoient ausiii impatronner Bruges, ayant jà occupé le marché, mais ont esté de rechief repoussez si comme ceulz de Vilvorde veult-on dire aussi avoir pensé surprendre Malines, ains leur est failly et couppé le passaige par les gens du couUonnel Temper dont le temps nous enseignera davantage ensemble combien de bourgeois ilz en seroient bien demeurez oultre le bruict qu'il y a de 150. « Outre lesquelz seroient aussi le coUonnel Yi- cender avecq le cappitalne Baltazar Tassa et autres. Et quant au duc d'Anjou , la pluspart de sa no- blesse y est aussi demeurée comme diet est, et luy avec sa courte honte retiré à Berchem sur la mai- son dudict lieu, dont a encores le mesme soir avant-hier envoyé uile trompette vers le magistrat de ceste ville pour appoincter par ensemble, s'ex- CQsant d'avoir seuUement par tel moyen voulu 16 PROMENADE EN HOLLANDE. gaigner plus de crédit et auctorité, qui n'a jusques ores, ne pensant que la chose passeroit tant chau- dement comme est passée à son grand regret, parquoy demande d'accorder de rechîef. Ains le magistrat ne se confiera point sans que leur soit restitué tout ce qu'il a à son pouvoir, ce que je ne puis bonnement croire qu'il le voudroit faire. Et estant ce jourd'huy party de Berchem vers le cloistre de Saint-Bernard, pour avecq ses trouppes passer la rivière au pays de Waes, mais les bat- teaux de guerre dictz otieggers l'ont empeschez , estant pour tant au dict cloistre en si grande faulte de vivres qu'on a encores envoyé de la part de la ville quelque peu de provision pour son entreté- nement et icellui de sa famille, de sorte que les communs soldatz se trouvent en grandissimes mi- sères, nécessitez et disette de tout, non point seul- ement ceulx qui sont marchez vers le dict cloistre avec ledict ducq d'Anjou, François et reistres du comte Charles de Mansfeldt, ains aussi les Suysses, Anglois et Ëcossois demourez à Borgerhout et de- puis retirez à Damphbruge là où qu'ilz sont tres- chez après avoir escarmouche contre les François, pour n'avoir avec eulx voulu s'emparer de la ville, par où furent reppoussez des bourgeois. Et veult- on aussi dire comme le ducq de Montpensier et le comte de Laval avecq plusieurs autres seigneurs et gentilshommes sortirent hors de la ville, sinon PROMENADE EN HOLLANDE. 17 avecq espée et dague, n'ayant sceu de cette entre- prinse, estant advertys et sollicitez à marcher avecq les autres auroient refusé disant le comte de Laval: « Ne beau fier au prince d'Orange » lequel fut aussi par trois fois sollicité de vouUoir avecq ledict ducq d* Anjou aller veoir passer la monstre de ses yeux, mais estant le renard trop fin s'en excusa à cause de son indisposition. Peult-estre qu'il avoit quelque mauvaise suspicion des François, car le jour devant de ceste feste fit le magistrat préad- vertir de vouloir tenir bon guet, et faire de nuict par toutes les rues tenir lumières et lanternes^ comme l'on a aussi fiaict, de sorte que la dicte feste fust longtemps paravant praticquée du ducq d'An- jou avecq le maréchal Biron et autres confederez, ayant pourtant, tant et avec si grande dévotion at- tendu la venue du dict Mareschal pour s'y entendre merveilleusement bien en semblables faictz, et es nopces de Paris S esquelz sans doubte fussions aussi tombez et plus misérablement meurdriz, tuez et pillez que au sacq des Ëspaignolz, ne fusse que Dieu par sa divine grâce nous eusse tant mira- culeusement conservés à une perpétuelle honte de ceste malheureuse race des François , qui soulz filtre de nous délivrer de la tyrannie des Ëspaignolz, pour mesmes nous penser, avecq leur horrible 1. Allusion à la Saint-Barthélémy. 48 PROMENADE EN HOLLANDE. meurtre^ réduire en leur perpétuelle et insuppor- table servitude ; mais je croy leur aTdlr cousté bien cher, y estant demouré à la peine un si» ^and nombre des principaulx seigneurs et gentilz- hommes de France, et quant aut aultres qu'on a depuis la route encores trouvez cachez dedans les maisons, on les garde prisonniers pour y meetre Tordre requiz, estant tout le pays avecq ce désastre en grandissimes troubles et peines, car de recep- voir ung tel meschant en grâce et se confier de- rechef à luy, ne conviendra point, et si le quictions du tout est à craindre qu'il appointerat avecq le roy d'Espaigne» en lui délivrant toutes les villes et autres places qu'il a en son pouvoir à nostre irré- parable préjudice, et peut-estre totalle ruyne et per- dition^ si ce n'est que Dieu y pourvoye àultrement, aUqliel pourtant fault prier nous octreler ce que tious pourrat estre le plus salutaire. » Bn lisant ce combat de la porte Aipdorp, que l'auteur dé la lettre appelle un horrible meurtre, ne dirait-on pas une page d'épopée antique ?Un peintre presque contemporain de cette tuerie Va. reproduite naïvement dans un tableau que l'on voit encore à l'hôtel de ville d'Anvers. Sur le premier plan de ce* tableau on remarque une femme éplorée qui, aidée d'un serviteur, emporte son fils ou son mari mort sur un brancard. J'étais émue par le récit que je tenais de lire : je PROHENADE EN HOLLANDE. 19 me fis conduire à celte partie des remparts où la scène de carnage s'était passée ; la pluie avait cessé tout à coup. Je mis pied à terre et je me plaçai en face de la porte Ripdorp, encore debout; les lueurs rouges d'un soleil d'orage remplissaient le Tide de son arceau ; il me sembla revoir la porte est&uppée par les cadavres sanglants. Je cueillis quelques brins d'herbes dans l'ahfractuosité des pierres, et je m'é- loignai en pensant h ces hécatombes inutiles de l'histoire. Une heure après j'étais emportée par le chemin de fer qui conduit d'Anvers k la frontière de la Hol- lande. Avant même d'atteindre cettre frontière, l'aspect du paysage devient plus plane; quelques canaux d'irrigation et quelques moulins à vent commencent à se montrer. La campagne est fraîche comme une baigneuse qui sort de l'eau. La vapeur se précipite, un long coup de sifQet se fait entendre» et bientôt les douaniers hollandais vous annoncent la frontière^ Cette frontière ii'est pas plus visible que celle qui sét)are la France de la Belgique» et sans ce poste de soldats h l'uniforme nouveau, on ne croirait pas avoir passé d'un royaume dans un autre. La nuit tombe quand nous arrivons au bord de la Meuse, où un magnifique paquebot hoUandaisTeçoit les voyageurs. Ces paquebots ont l'imiheuse dimen- sion et le confort des steamers anglais, et de plus. 20 PROMENADE EN HOLLANDE. cette exquisse propreté qui est une des grandeurs de la Hollande. La nuit est venue, mais une pleine lune limpide et lumineuse argenté le fleuve et éclaire ses bords. Je reste debout sur le pont ; j'aime à con- templer cette Meuse dont la source et le nom son! français, et qui jaillit en blanche écume sous la roue stridente de la vapeur. Sur les rives se déploient ou s*élèveiU des champs, des bois, des villages, des églises, des châteaux, tout un pays cultivé, riche, heureux. Lorsque Thumidité de la nuit m'oblige à aller me réchauffer dans, la salle des voyageurs, j*y surprends des scènes de tableaux hollandais que le daguerréo- type voudrait fixer. Autour des tables de marbre blanc d'une propreté et d'une élégance rares sont assis les voyageurs. J'en remarque d'abord un d'une cinquantaine d'années, à la chevelure entièrement noire et abondante, au nez recourbé, aux yeux bril- lants, aux dents aiguës mais blanches : tous ses traits Irahissent la belle et forte race juive. Cet homme est robuste et grand ; mais en ce mo- ment on ne voit pas sa taille : elle s'arrondit pour ainsi dire en cerceau sur la table couverte de jour- naux. Il lit attentivement et prend des notes sur un carnet ; il tient presque toujours les journaux à la quatrième page et y cherche la hausse et la baisse de toutes les Bourses du monde : on devine un riche négociant de Rotterdam ou d'Amsterdam. Téniers PROMENADE EN HOLLANDE. 21 eût fait un chef-d'œuvre de ce contemplateur nuh- deme. Une des lampes suspendues de la salle éclaire 2»a tête en plein ; toute la flamme de ses yeux .se condense sur les lettres imprimées, qu'il dévore ; il ne voit pas les regards de ceux qui l'observent, il n'entend pas le cliquetis des plats de ceux qui mangent ou boivent pour se distraire. En &ce de lui, un homme de trente ans soupe bruyamment. Cet homme a la figure carrée, la bouche et le nez larges, la physionomie satisfaite ; quand il ne man^e ou qu'il ne parle pas, il siflQe toujours un air ; mais, en ce moment, il engloutit avec l'avidité d'un chacal tous les mets qu'on place devant lui : il épuise la carte du restaurant ; il de- mande au garçon du vin de Bordeaux et du vin de Champagne ; il savoure son café, qu'il entremêle de vingt sortes de liqueurs ; il tient son cure-dent à la lèvre, comme un cigare , et regarde d'un air aimable les femmes qui passent, à travers le lorgnon à un seul verre qui ne quitte pas son œil gauche ; il in* terpelle les domestiques et les passagers placés près de lui, en français, en anglais, en hollandais ; il parle mal toutes les langues : c'est un cosmopolite banal et irritant.... un commis voyageur I Autour d'une autre table est placée une vraie fa* mille hollandaise : le père est énorme, rouge de peau, avec des cheveux d'un blond clair ; les deux fils et les deux filles ont le même type en diminutif ; 2â PROMENADE EN HOLLANDE. le n6z aquilin semble un anachronisme smr ees fa- ces placideS; mais le ness aquilin a remplacé partout en Hollande le nez batave: c'est le nez juif qui triomphe ; le croisement des races a été pro- fond. On place ds^ns des assiettes, devant le père et les quatre enfants, des pains ronds bourrés d'une énorme tranche de jambon fumé ; les flacons aux épices se dressent comme une forteresse. Les pla- cides Hollandais en font jaillir tour à tour le poivre gris, le gingembre et le piment sur la tranche de jambon, qu'ils recouvrent après de sa couche de pain. Chaque dégustateur a devanl lui un cruchon de bière noire qu'il répand lentement dans un grand verre en forme de cornet, et dont il arrose cette in- female salaison. A chaque table où sont assis des Hollandais, ce sont les mêmes lignées de petits pains, de flacons d'épices, de cruchons de bière et de grands verres. Un jeune père à la figure rêveuse et douce, avant d'endormir sur ses genoux son enfant, belle petite fille blanche et rose de quatre ans, lui administre la tranche de jambon saupoudrée d'ingrédients, et lui fait avaler la boisson noire. L'enfant s'y prête en souriant et s'endort. Quelques jeunes filles boivent à mes côtés du genièvre. On me regarde avec ébahis* sèment quand je demande un verre d'eau. Je re^ monte sur le pont pour aller respirer, La Meuse s'élargit. La lune souriante, dans des nuages blauc9. PROMENADE EN HOLLANDE. 13 éclaire tout le paysage. Les villages et les châteaux deviennent plus nombreux ; nous passons sous un énorme pont ; nous croisons plusieurs vaisseaux et quelques bateaux à vapeur ; de vastes constructions annoncent sur les deux rives l'approche d'une grande vîUe. Bieptôt un immense quai, où les til- leuls ceBteoaires et les vieux ormes s'alternent , se déroule à droite à perte de vue. La lumière fan- tastique de la lune agrandit encore cette large ter- rasse dominée par des maisons qui ressemblent à des palais* On aborde en faoe de la douanei à Textrémité de ce quai Dommé Boompjès ^ On est à Rotterdam, la plus animée et la plus pittoresque des villes de la Hollande ; mais Rotterdam est endormie : minuit plusieurs fois répété sonne au carillon de la Bourse ; la solitude et le silence prêtent à la belle cité une grandeur qui me ravit ; je voudrais la parcourir à cette heure qui jette sur tous les édifices une teinte marmoréenne. Hélas I la fatigue l'emporte sur la flintaisie: je vais dormir et attendre le retour du soleil pour visiter la ville étrangère. 1. Quai aux arbres. ^ 24 PROMENADE EN HOLLANDE. II Rotterdam. — Aspect de la ville. — Le docteur van A.... J.... — Le plantage. — Histoire des deux jolies filles de Rotterdam. Je m*endors dans un de ces grands lits carrés où une multitude d'oreillers permet de se coucher en tous sens ; les draps sont d'une telle finesse et d'une telle blancheur qu'on voudrait s'en faire des che- mises et des mouchoirs : les toiles de Hollande ne mentent pas à leur réputation. Ma chambre donne sur le Boompjès. Parfois je suis réveillée par le passage d'un vaisseau dont les matelots et les mous- ses jettent des appels dans l'air. A travers le store blanc de ma fenêtre se dessinent, comme des bran- ches mortes d'arbres, les vergues et les m&ts des navires qui passent ou qui stationnent sur la Meuse» dont je distingue le bruissement. A quatre heures du matin, je suis tout à fait éveillée par des cris aigus entremêlés de miaulements qui partent du couloir où s'ouvre la port^ de ma chambre. Je sup- porte durant une demi-heure ces modulations féro- ces , auxquelles des nerfs de géant ne résisteraient pas; puis je me décide à sonner pour savoir quelle sorte d'animal s'acharne ainsi à mon voisinage. Une PROMENADE EN HOLLANDE. 25 grosse servante parait avec son bonnet blanc aux ailes de dentelle, sa jupe et sa camisole en toile lilas et son inséparable collier en grains de grenats à plaque d'or : c'est une fille à taille courte et forte et à mine réjouie ; elle ne sait*pas vingt mots de fran* çais ; quand je finis par me Caire comprendre, elle pose ses poings sur ses hancties et se prend à rire follement ; ses éclats se mêlent au bruit infernal. L'aspect de cette fille est si grotesque que je me mets à rire à mon tour. Enfin , quand elle peut parler ^ elle me dit que ce que je prends pour une bête en- ragée est le nourrisson d'une dame anglaise qu'on cherche à apaiser en le promenant dans le couloir. < IJe pourrait-on aller plus loin? répliquai-je. — Impossible : cette famille a loué à l'avance toutes les chambres du couloir. — Excepté la mienne, repris-je, et je suis prête à Tabandonner, si vous pouvez m'en donner une autre. » La servante me fit comprendre que les cris se ré- pandaient dans toute la maison, et en effet ils étaient en ce moment si stridents qu'ils auraient percé les murs d'une citadelle. J'essayai de me rendormir en plongeant ma tête sous les couvertures, mais les horribles miaule- ments me poursuivaient par intermittence. Je ga- gnai la fièvre à ce sommeil impossible, et quand je voulus me lever je sentis que mes tempes battaient avec force. La crainte de tomber malade dans une Î97 b 26 PROMENADE EN HOLLANDE. ville étrangère me rappela aussitôt que j'avais une lettre de recommandation pour le docteur Van A.«. J... Ce que j'avais de mieux à faire était d'aller le trouver. Je m'habillai en hâte ; je traversai le cou- loir : le baby criait toujours dans les bras de sa mère, qu'entouraient un mari en caleçon et trois jeunes filles en peignoir. Je reconnus une dea familles anglaises que j'avais trouvées stationnant , dans la cathédrale d'Anvers , en face des tableaux de Rubens. Je ne pus m'em- pêcher de jeter un regatd courroucé à ces importuns flegmatiques qui, partout, s'établissent comme chez eux, sans se préoccuper s'ils troublent et blessent autrui. La journée était superbe : la pureté de l'air, le • mouvement de la voiture qui me conduisait chez le docteur, me ranimèrent insensiblement. Mes yeux seuls refusaient de fonctionner et de regarder là ville. La vigilante s'arrêta après une demi-heure de marche. Mes yeux appesantis s'ouvrirent; ce fut une charmante surprise : je me trouvais sur le bord d*un large canal aux eaux claires, bordé de vieux ormes et de grandes maisons. Sur les flots qui fris- sonnaient et coulaient (car ce canal est alimenté par la Rote, petite rivière qui traverse Rotterdam et dont le nom joint au mot dam^ digue S compose 1. Une grande digue entoure Rotterdam et défend la ville des inondations de U Meuse. PROMENADE EN HOLLANDE. 27 le nom de la yille) glissaient des vaisseaux et des barques; le soleil riait sur l'eau et reluisait sur les cargaisons de légumes et de fruits. Par cette belle matinée où le ciel bleu n'avait pas un nuage, on se fût cru ^u bord d'un canal de Venise. De plus, de grands arbres, la propreté etTétrangeté des maisons. La description est insuffisante pour donner une idée de ces maisons hollandaises, qui diffèrent si entièrement des nôtres. Beaucoup, à Rotterdam, sont en briques rouges et blanches (comme le pa- villon de rûEil-de-Bœuf à Versailles) ; elles ont en général trois étages surmontés d'une sorte de cou- ronnement en maçonnerie d'assez mauvais goût, qui ne tient à aucun ordre d'architecture connue, mais qui donne pourtant aux fagades un aspect monumental ; quelquefois ce couronnement est ba- digeonné des couleurs les plus vives, d'autres fois il est en pierre blanche sculptée. La porte de la maison, toujours plus petite que les fenêtres , est très-haule et trës-élroite, et elle est encore exhaussée par un vitrage de verre opaque où s'incrustent une rosace en fer doré ou bien les chiffres (en fer également doré) do propriétaire. Cet ornement s'appelle mas^ earm. Un petit perron à trois marches entourées d'une grosse rampe en cuivre poli ou en acier relui- saut (car les servantes hollandaises ne laissent jamais une tache même aux cuivres et aux ferre- ments extérieurs) sert de base à la porte d'entrée. 28 PROMENADE EN HOLLANDE. Parfois, la rampe qui entoure ce perron enserre tout un petit trottoir de pierre^ blanches qui s'étend au pied de la façade de la maison. Ce trottoir inu- tile et clos n'est qu'une garantie et une fortification de plus contre les envahissements de la rue. Le Hollandais aime le home deux fois plus encore que l'Anglais; il se calfeutre dans sa propriété inexpu- gnable, qu'aucune souillure du dehors ne peut atteindre. La maison du docteur Van A... J... était propre entre les plus propres et toute reluisante au soleil. Ma vigilante s'arrêta; les rosses qui la traînaient poussèrent un hennissement de satisfaction; le co- cher descendit lentement de son siège et tira sur le côté de la porte un gros bouton de cuivre enjolivé. Quelques secondes après, une jeune servante fri- sonne parut : elle avait la mine riante et fraîche; mais, sans le bleu clair de ses yeux et ses sourcils roux, on n'aurait pu deviner si elle était brune ou blonde. On ne voyait pas un seul de ses cheveux, qui étaient rasés, et, au lieu de bandeaux ondes , une dentelle de Flandre, garnissant son bonnet, servait de cadre au visage. De ce bonnet on n'apercevait ni la passe ni le fond; il était entièrement recouvert par une sorte de casque formé par deux minces et larges plaques d'or, qui font un des objets de luxe de l'ajustement des Frisonnes. Un fichu de grosse mousseline brodée se croisait sur le sein de la jeune PROMENADE EN HOLLANDE. 29 servante, et un tablier en fine toile de Hollande était tendu et retroussé sur la robe d'indienne. Elle ré- pondit à la demande du cocher que le docteur était visible. Je la suivis dans un corridor tout revêtu de marbre blanc : le marbre importé en Hollande est un des luxes des maisons riches. Au plafond pendait une lampe de forme antique, d'où s'échappaient les enlacements d'une énorme plante grasse et épi- neuse. La jeune fUle me fit entrer dans une espèce de parloir et alla p*orter à son maître ma lettre de * recommandation. * La pièce où je me trouvais était en stuc blanc sur lequel se détachaient de légères fresques de Pompéi très-fidèlement reproduites; les sièges, de forme antique, étaient en chêne brujt, recouverts de maro- quin lilas clair ; aux deux larges fenêtres se dérou- laient des stores blancs avec des peintures du même style que celle des parois. Trois lampadaires en verre opale de Bohême étaient suspendus à la cor- niche intérieure de chaque fenêtre par des chaînes de bronze; la lampe du milieu était plus large et descendait plus bas que. les autres. De ces lampes débordaient d^s masses de fleurs aux couleurs vives. Cela formait un délicieux effet. Au centre du par- loir, sur une large table de marbré blanc, «gazouil- laient dans une volière sculptée les plus brillants oiseaux de l'Asie. Le plancher était entièrement recouvert de fines nattes indiennes. 30 PROMET^ADE EN HOLLANDE. Tandis que je regardais autour de moi, le docteur parut, et me tendit cordialement ses deux mains. C'était un homme grand, robuste, qui pouvait avoir quarante-cinq ans; sa tête très-brune, méditative et un peu narquoise, était fort belle et faisait penser au croisement de la race juive et de la race hollan- daise. Il parlait le plus pur français. J'avais à peine échangé quelques mots avec lui, que je fus prise d'un de ces accès de toux frénétique qui enlèvent la parole et la respiration. C'était le résultat de la fatigue du voyage et de l'irritante insomnie de la nuit. Le docteur me fit entrer dans son cabinet, il ouvrit une jolie cassette en bois de santal indien, prit dans une des cases quatre petites boules ar- gentées et me les iv\ avaler dans une cueillerée d'eau : instantanément ma toux s'arrêta. J'expli- quai au docteur les tribulations de mon coucher d'auberge. « Voulez-vous m'obéir, me dit-il avec bonté, comme si je vous soignais depuis longtemps? Res- tez là en silence plongée dans ce grand fauteuil : avant deux heures, vous serez complètement remise, et nous visiterons les curiosités de la ville. » Sans attendre ma réponse, et jugeant sans doute que ma îîgure prenait déjà l'attitude placide du re- pos, il sortit par une porte latérale sur laquelle tombait un rideau. Le sommeil ne fermait pas mes yeux, mais il com- PROMENADE EN HOLLANDE. 31 mençait à engourdir mon corps et h en enchaîner les articulations , de sorte que , tout en voyant par- faitement tous les objets qui étaient autour de moi, il m'eût été impossible de m'en approcher et d'y toucher; je percevais par l'ouïe comme par les yeux, j'entendais le chant des oiseaux qui étaient dans le parloir voisin et le bruissement des arbustes d'une serre intérieure, sur laquelle s'ouvraient les portes-fenétres du cabinet du docteur. Ces portes- fenêtres avaient des stores peints, encore plus riches que ceux du parloir; ils étaient levés à demi pour laisser entrer l'air, les rayons du soleil et la forti- fiante senteur des plantes aromatiques. Ma tête qui reposait, un peu renversée, sur le dossier du fau- teuil , me permettait de voir tous les détails de l'ap- partement : de grosses poutres se croisaient en carrés profonds, damasquinés et dorés comme dans un plafond de la Renaissance ; un lustre du même style pendait au centre. La tenture était en cuir bosselé et rehaussé d'or ; quatre armoires d'ébène à nervures d'ivoire formaient buffet à leur base et bibliothèque à leur partie supérieure. Les riches et solides reliures des livres scientifiques éclataient à travers les vitres. Deux de ces armoires étaient pla* eées de chaque cdté de la large et profonde che- minée de marbre sculpté, qui me rappela celles de la salle de François I*' à Fontainebleau. En face de la cheminée était une console, aussi en marbre 32 PROMENADE EN HOLLANDE. blanc, sur laquelle se dressait un portrait en pied d'Érasme peint par Holbein. Ce portrait formait le m î- lieu entre les deux armoires. Les trois portes-fenêtres s'ouvrant sur la serre et deux petites portes dans les angles, masquées par des rideaux de cuir comme la tenture, occupaient tout le troisième côté de cette pièce carrée ; le quatrième avait au milieu la porte qui donnait dans le parloir, et sur chacune des deux parois encadrant cette porte étaient placés un por- trait d'homme et un portrait de femme d'une beauté remarquable et qui se regardaient. Le tapis sur lequel mes pieds reposaient était en ancienne tapisserie de Beauvais. Une très-grande table carrée en ébène et aux pieds contournés occu- pait le centre du cabinet du docteur et servait de bureau ; des papiers, des livres et toutes sortes de curiosités rares couvraient cette table. Après cet examen général, mes yeux s'arrêtèrent invincible- ment et fixement sur les quatre beaux portraits qui semblaient s'animer et se mouvoir en face de moi, et, quand mes yeux se fermèrent je les vis encore dans mon sommeil. J'ai dit qu'un portrait d'homme et un portrait de femme étaient placés sur les deux panneaux parallèles encadrant la porte du parloir; les portraits de gauche attirèrent d'abord mes re- gards. La femme pouvait avoir de quinze à seize ans ; elle était grande et très-mince , malgré le dé- veloppement des épaules, d'une blancheur d'albètre ; PROMENADE EN HOLLANDE. 33 les bras, un peu longs et fluets, étaient d'un modelé parfait et se terminaient par de petites mains aux ongles rosés. Ce rose éclatait plus vif sur les lèvres de la bouche en cœur souriante, enfantine, et qui était le trait le plus vivant du visage, un peu p&le. Le nez était fin et droit; les grands yeux, d'un bleu de turquoise aux cils blonds, éclairaient à peine la blancheur mate du teint. Les cheveux étaient soyeux, abondants et bouclés, et de celte nuance cendrée que nous appellerions volontiers mélancolique j car elle jetait une sorte de reflet triste sur le front et le cou. Mais la bouche aimable , la bouche en cerise , brillait comme un point lumineux qui rayonnait sur tout le visage nacré. L'ajustement de la charmante fille était frais, vaporeux , et choisi avec cet art consommé qu'in- spire l'amour à la femme qui veut plaire; la coupe en remontait à 1840, où les cerceaux n'avaient pas encore envahi la taille des femmes, ntais où les jupes déjà traînantes et amples descendaient en larges plis et faisaient paraître plus svelte le corsage. Cette robe était en beau damas lilas clair, sans autre ornement que des agrafes en perles blanches des- cendant du creux du corsage jusqu'à la pointe mince et longue. Sur les épais cheveux cendrés était une petite couronne de frais lilas sans feuillage, et un grand voile diaphane en tulle de soie blanc enveloppait comme d'un nuage toute la charmante 34 PROMENADE EN HOLLANDE. personne. Elle tenait dans ses doigts mignons tine branche de lîlas. Le portrait d'hoitimè tïlacé à côté d'elle la regat- dait avec amour ou plutôt avec passion , car c'était un feu Incandescent qui s'échappait de ces longs teux noirs aux cils recourbés ; le nez aquilin rappe- lait la race juive ; la bouche fraîche et sensuelle était couronnée d'une fine moustache noire; sur le front intelligent, mais sans grandeur, se bouclaient d'é- pais et soyeux cheveux bruns. Ce beau jeune homme, qui paraissait à peine dépasser vingt ans, avait une de ces tailles cambrées et flères qu'aucun costume ne donne, mais que certains costumes font ressor- tir. Il portait une redingote en velours noir, bordée de fourrures de martre, une de ces fantaisies d'ha- billement qu'on peut se permettre dans les pays du Nord, comme les habitants du Midi se permettent la blouse de batiste écrue et le chapeau de paille d'Italie. L'ensemble de ce beau portrait d'homme exprimait la force et la décision, et, tandis qu'il dar- dait son regard sur la frêle jeune fille, on eût dit un vautour convoitant une colombe. Je les regardai longtemps l'un et l'autre, puis mes yeux se porté- rent sur l'autre jeune couple du panneau parallèle. Lft, la jeune fille était bien plus vivante : elle avait une de ces épaisses chevelures couleur d'ambre que Titien donne aux femmes de Venise et Rubens aux femmes bataves, et dont les beaux reflets roux sem- PROMENADE EN HOLLANDE. • 35 blént colorer la peau d'un frais incarnat. On sentait circuler un sang vif sous cette blancheur rofsée; les yeux, d'un bleu sombre, paraissaient presque noirs ; le nez était mignon, mobile et aux narines dilatées; la bouche, entr'ouveile, laissait apereevoil* dé pe« tites dents de perles ; le menton avait une de ces fossetles qu'on croit que les peintres révent et qui sont si attrayantes dans la nature; le cou, un peu fort, se développait sur une magnifique poitrine légèrement bombée. Oette jeune fille était plus robuste et moins grande que l'autre. Sa toilette révélait aussi un vif désir de séduction et d'empire ; ^ elle portait une robe de brocart rouge à ramages blancs, qui descendait en longs plis jusqu*à séi^ ^ièds chaussés de souliers rouges. Son corsage laissait à no les épaules veloutées ; sur l'une des épaules, se penchait un peu la tète expressive; à son beau bras, qui s'accoudait sur un fût de colonne, s*en- roulait un serpent d'or aux yeux de rubis, et dans sa main, plus forte et moins parfaite que celle de l'autre jeune fille, elle tenait un éventail japonais en plumes blanches et rouges. Plu- sieurs rangs de perles retombaient sur âoti cor- sage, et y formaient pour ainsi dire draperie; par une fantaisie de femme hollandaise, elle avait mis stir sa tète une épaisse couronne de tulipes pourpres,. veinées de jaune et de blanc, et qui, retombant entre les ondulations de ses cheveux 36 PROMENADE EN HOLLANDE. crêpés, où jouait le çoleil, y jetaient comme des lueurs d'incendie. Cette femme , qui paraissait avoir dix-sept ans , regardait le portrait d'homme placé à côté d'elle et qui la regardait aussi. C'était un jeune homme de vingt ans, plus grand et plus svelte que l'autre, à la mine hautaine tempérée par la douceur du sourire. Les yeijx et les cheveux étaient noirs, comme dans l'autre portrait, mais le nez moins recourbé et plus grec; le teint était- pâle; en somme, la tête plus correctement belle , mais pliis froide que l'autre. Il portait la redingote hongroise, fermée par des bran- debourgs sur la poitrine. ^ Qui donc représentaient ces quatre délicieux por- traits peints déjà depuis bien des années? La coupe delà toilette des femmes remontait à 1840, et la date de 1843 était inscrite dans l'angle de chaque toile. Près de quinze ans s'étaient donc écoulés depuis que la jeunesse et la beauté de ces être charmants avaient été reproduites et fixées par le pinceau. Que restait-il de cette jeunesse et de celte beauté? Vi- vaient-ils encore? la mort les avait-elle emportés dans leur fleur? étaient-ils des parents ou des amis du docteur? En l'interrogeant sur eux, n'allais-je pas rouvrir quelque plaie douloureuse? De toutes les indiscrétions, celle qui heurte un chagrin m'a tou- jours paru la plus coupable. Voilà ce que je me disais dans la demi-perception que me laissait mon PROMENADE EN HOLLANDE. 37 sommeil un peu factice. Bientôt je m'assoupis tout à fait et je revis en songe les personnages des quatre portraits vieillis, changés, alourdis, et je me disais : « Ne demandons rien au docteur : ils sont vivants, mais leur belle jeunesse s'est envolée, leur frais amour aura suivi leur jeunesse ; ce doivent être de placides bourgeois de Rotterdam ayant beaucoup d'enfants. » Je ne sais combien de temps je reposai, mais je me réveillai tout à coup sans tiraillement de corps , sans indécision d'esprit, et avec cette netteté de pensée que laisse après lui un sommeil procuré par Topiam. Je me levai de mon large fauteuil, et, en attendant la venue du docteur, je me plaçai debout en face des quatre portraits, que je contemplai de nouveau. Il n'y avait pas deux secondes que j'étais dans cette attitude, quand j'entendis les pas du doc- teur : il avait sans doute épié mon réveil, assis dans la serre. « Ab! me dit-il, je devine votre curiosité, et j'y satisferai bientôt ; mais d'abord déjeunons. — Eh ! quoi, docteur, répliquai-je, non content de m'avoir procuré par votre science un sommeil ré- parateur, vous voulez maintenant me nourrir et.... — Oui, oui, interrompit-il en riant, ne serait-ce que pour vous réconcilier avec la cuisine de la Hol- lande, qui a dft vous paraître atroce dans les au- berges. » 38 PROMENADE EN HOLLANDE. . Il m'offrit son braâ et iious passâmes dans une élégante salle à manger à panneaux de chêne, atl milieu desquels étaient incrustés des bas-reliefs et des médaillons de marbre blanc ; c'était bizarre et charmant. La Hollande a toute sorte de ces fantaisies d'ornementation. Nous l'avons dit, l'architecture des maisons, comme leur décoration intérieure, ne suit aucune règle; c'est le caprice du possesseur qui en décide, et, s'il a du goût et de l'imagination, il s'en tire mieux qu'un maçon et qu'un tapissier vulgaires. Le marbre (toujours importé) est un des objets de luxe les plus recherchés. La salle à manger était dal- lée en marbre blanc sur lequel s'étendaient deâ nattes japonaises ; la table, les chaises et les buffets étaient en bois de chêne. Le déjeuner à l'anglaise me parut parfait ; la blancheur marmoréenne de la nappe, la propreté reluisante de l'argenterie, *des cristaux et des porcelaines, doublaient la saveur des mets. Le docteur me servait avec des attentions toutes paternelles. « Oh I lui dis-je, ces côtelettes et ces œufs frais pondus par vos belles poules d'Asie me sembleraient bien plus exquis si vous me parliez des portraits : les modèles existent-ils ? habitent-ils cette ville? sont- ils toujours beaux et intelligents? car l'intelligence éclate sur leurs traits. — Patience ! et vous verrez par votts-raême^ ré- pondit en riant le docteur. PROMENADE EN HOLLANDE. 39 — Eh ! quoi, ees deux couples sent ici dans cette ▼ille ? Ce 8ont vos parents î vos amis î .— Mes amisl — Mariés? heureux? car on voit bien qu'ils s'ai- maient dans leurs portraits. Bon docteur^ allons les Toir. — Vous ne verrez que les deux femmes. — El les deux hommes, sont-ils morts ? — Ils sont aux Grandes-Indes. — Oh ! je comprends : mariages malheureux I et bientôt séparés, désunis ? — Point ! unis par des âançailles qui durent de* puis quinze ans. Religion de l'amour et idéal d'un côté ; personnalité et aventure de Taulre. Comme cette histoire glorifie la femme et nous abaisse, comme elle est la chronique que toutes les jeunes filles de Rotterdam se redisent en aimant, je tiens à vous la conter ; mais, avant, je veux vous montrer les deux héroïnes. — • Je vous suis. » Le docteur tira sa montre : « Elles ne seront pas dans leur toilette d'attente avant trois heures. — Que voulez-vous dire ? — Les fiancés doivent revenir ; ils ont annoncé leur retour depuis six mois, et chaque jour, à l'heure probable de l'arrivée d'un vaisseau venant des Indes, elles se parent pour les recevoir. 40 PROMENADE EN HOLLANDE. -— Sont-elles toujours belles î lui dis-je. — Vous verrez bien, répliqua le laconique doc- teur; d'ici à trois heures nous avons le temps de vi- siter toutes les curiosités de la ville. » . J'avais renvoyé mon aSveuse vigilante; le docteur me fit monter dans un excellent coupé anglais qui nous entraîna rapidement aux bords des larges ca- naux. Ce fut un coup d'œil magique et tout nouveau pour niol : les plus grands vaisseaux, chargés de toutes sortes de produits lointains, parcouraient ces profonds canaux sans jamais s'y entraver; ils arri- vaient ainsi avec orgueil jusque devant les magasins des riches commerçants qui les avaiçnt frétés, et ils y déposaient leurs cargaisons. Nous nous arrêtâmes sur la place du Marché^ qui n'est en réalité qu'un pont très-large jeté sur un im- mense canal. On y arrive par une pente douce qui dissimule la forme du pont. La construction de quelques-unes des maisons qui l'entourent remonte à l'époque glorieuse où les Pays-Bas secouèrent le joug de l'Espagne ; la date est inscrite sur les tuiles vernies. Sur ce pont appelé place s'élève la statue d'Érasme, aujourd'hui en bronze. Le monument primitif, élevé à Érasme en 1672, avait été d'abord en bois, puis en pierre ; détruit par les Espagnols en 1672, il fut rétabli après l'indépendance de la Hollande, et c'est alors que s'éleva la statue en bronze qu'on voit encore aujourd'hui . Érasme est de- PROMENADE EN HOLLANDE. ki bout, vêtu d'une robe doctorale ; ses traits sont fins, sardoniques, et expriment la nature de son esprit. Je voulus voir la chétive maison où est né ce grand homme. Elle est située dans la rue de TÉglise, près de la cathédrale ; on a mis sur. la façade le portrait d'Érasme avec cette inscription : Hac est parva domus magnus qua natus Erasmus. * Érasme naquit à Rotterdam, mais il n'y vécut pas. Cette pauvre maison est celle où sa mère se cacha pour le mettre au monde. La destinée de ses parents rappelle sur plus d'un point celle d'HéloIse et d'A- beilard. Son père se nommait Gérard ; il aima, d'un de ces amours qui décident de toute la vie, la flUe d'un médecin, nommée Marguerite : elle devint mère. Les deux familles ne s'entendirent point. Le père d'Érasme, persécuté par les siens, quitta la Hollande et se réfugia à Rome. On lui donna la fausse nouvelle que sa bien-aimée Marguerite était morte ; dans son désespoir il se fit prêtre. Mais bientôt il revint dans son pays ; il retrouva Margue- rite vivante, et, ne pouvant l'épouser, il se consacra à élever son flls. La peste frappa sa mère lorsque Érasme n'avait encore que quatorze ans. Son père ne survécut pas à sa douleur. Les tuteurs d'Érasme, ses parents, dis- sipèrent son bien et le contraignirent à prendre 42 PROMENADE EN HOLLANDE. rhabit dans le monastère de Stein. On vit ainsi le fils d'Héloise et d*AbeiIard , qui se nommait Astro- labe, religieux dans un couvent de la Suisse. Ërasme, devenu célèbre par son esprit et son éru- dition, trouva moyeu de rejeter à moitié le froc. Re- cherché par plusieurs papes^ aimé par les souve- rains, qui alors protégeaient les arts en Europe, la science occupa sa vie plus que le sacerdocve. Cette vie est connue, nous n'en dirons rien ; pas plus que de ses ouvrages, dont le plus renommé est Y Eloge de la folie f satire piquante de toutes les professions, depuis celle de simple moine jusqu'à celle de sou- verain pontife. Les allusions les plus fines et les plus profondes sur les personnages du temps y abondent. Léon X, que ce livre avait fort amusé, disait en riant : c Notre Ërasme a aussi un coin de folie ! > Ce livre était dédié à Thomas Morus , grand chan- celier d'Angleterre, qui le prôna et le répandit parmi tous les grands esprits d'alors. Holbein fit des des- sins pour une magnifique édition do Traité de la fblie, qui est devenu un des trésors des bibliophiles. Holbein était l'ami d'Ërasme, et se plut à peindre tien des fois son portrait. C'est surtout en Angleterre qu'il se répandit ; il y en a plusieurs dans les galeries d'Hamptoncourt ; ils ont ce fini et cette vérité ri- goureuse qu'Holbein donnait à ses œuvres. A Rot- terdam, je n'ai vu de portrait d'Ërasme par Holbein PROMENADE EN HOLLANDE. 43 que celui qui est dans le cabinet de mon aimable docteur. Tandis que je devisais avec lui sur ce grand homme dont s^honore Rotterdam, la voiture passait devant la Bourse, monument sans caractère, mais oii un carillon retentissant sonne les heures de façon à assourdir les spéculateurs et à leur faire perdre leurs calculs. Mais revenons k la cathédrale, voisine de la petite maison oti Érasme vint au monde. Les murs de cette église sont couverts jusqu^à la voûte de pein- tures commémoratives d'un assez grand «t;le. Ce sont des événements et des noms historiques, des armoiries, des dates de naissances et de morts. C'est là que sont inhumés les amiraux de Witt, Yan Bra* kel et Rortenaer. Les états généraux de l'ancienne république batave ont élevé des tombeaux à ces trois grands hommes. Le docteur me fit remarquer le Jeu d'orgues silencieux au-dessus de nos tètes, ot qui est un des plus beaux qui existe. De la cathédrale, nous allAmes au Musée. Là, comme au musée d'Anvers, je regardais au hasard les tableaux qui m'attiraient. Ainsi, dans une foule, les jeux s'arrêtent sur quelques visages qui frappent on ne sait pourquoi, tandis que le reste est inaperçu. Une descente de croix de Gaspar Gralger me toucha par son immense tristesse. Ce tableau est d'une touche originale qui ne rappelle ni Hubens ni Van kk PROMENADE EN HOLLANDE. Dyck. Comme contraste, voici une ronde d'enfants peinte par Albano. C'est un des chefs-d'œuvre de ce maître de la morbidezza, un délicieux tableau de chevalet qu'ori voudrait avoir à soi : de beaux en- fants, ou des Amours tojit nus, forment une ronde sous deux grands rideaux de brocart vert drapés à larges plis, et au milieu desquels descend et se ba- lance une lampe de forme antique formée par des mousses et des feuillages. Les poses des enfants ont une grâce toujours nouvelle et toujours variée. Quel modelé et quel coloris dans ces jolis bras et ces reins cambrés ! Ce sont toutes sortes d'enlacements natu- rels que l'art a saisis au vol. Un des enfants passe sa main entre ses deux petites jambes potelées, et la tend par derrière à l'enfant qui danse à côté de lui. Les yeux pétillent, les bouches rient, les jolies na- rines se dilatent, et les joues rondes sont couvertes d'un duvet de pêche. Quelle candeur divine ! quelle délicatesse idéale dans cette vierge si belle de Moreelse ! On emporte le souvenir de ce visage dans le coiii le plus pur de l'âme. Le musée de Rotterdam possède un Murillo : ce sont trois enfants et un petit nègre d'un coloris chaud et vivant. Je fus très -frappée par un portrait de vieille femme peint par Jean-Victor : c'est une tête pâle , méditative et souffrante , évoquant pour moi PROMENADE EN HOLLANDE. 4o Mme Desbordes-Yalmore, qui a fait de si beaux vers sur l'amour. Rachel-Ruys, celte rivale souvent triomphante de Vau-Huysum, a là une de ses, toiles les plus mouvementées : ce sont des fleurs, des mousses, des insectes, des lézards frétillants, des escargots qui rampent sur des champignons vénéneux ; tout cela d'un fini et d'une vérité à défier la loupe. Un grand tableau de Jordaens représente une corybante charnue, délirante, la tête ivre; c'est une belle page de ce maître, que nous retrouverons si grand au Palais du Bois, à la Haye. Je regarde à ma montre : il est près de trois heures, et je dis adieu aux tableaux en rappelant au docteur la visite et l'histoire qu'il m'a promises. Il donne un ordre au cocher et nous nous dirigeons vers le Boompjès, d'où je revois la splendeur de la Meuse couverte de ses grands vaisseaux. « Avant de nous perdre dans les sinuosités du Plantage, me dit le docteur, laissez-moi vous mon- trer un coin pittoresque et caché de Rotterdam, dont votre peintre Descamps ferait un admirable tableau.» La voiture quitta un moment le quai pour s'en- foncer à droite, et nous nous trouvâmes au bord d'un large et profond bassin aux eaux sombres, d'où s'élançait un vieux moulin à vent aux vastes ailes délabrées (le plus ancien sans doute des moulins à vent de la Hollande). Sur le bassin gisaient immo- 46 PROMENADE EM HOLLANDE. biles un vaisseau et quelques barques hors de ser- vice, et dont les mousses vertes envahissaient le chômage. Ces eaux stagnantes étaient entourées de quelques arbres malingres et de masures démante- lées, sur le seuil desquelles des enfants jouaient, tan- dis que quelques vieilles femmes étalaient des nippes mouillées sur les bois ébréchés des contrevents et des portes : tout ici semblait mettre en oubli la sy- métrie et la propreté hollandaises. Ces femmes étaient presque en haillons, ces enfants étaient mal peignés ; on soupçonnait Tincurie au dedans de ces pauvres maisons : c'était comme un repaire de mi- sère et de pauvreté juives, mais d'un grand effet et d'une harmonie saisissante. Le lieu et les haillons formaient un bel ensemble ; nos misères de la rue Houffetard n'ont pas cette poésie-là. En remontant en voiture, je regardai de nouveau à ma montre et je dis au docteur : « Il est temps de me montrer vos deux héroïnes et de me conter leur histoire. — Vous êtes précise et brève comme un adage latin, répliqua le docteur. Encore quelques minutes, vous serez satisfaite. » La voiture roulait toujours à droite sur les bords de la Meuse, bordée d'habitations champêtres dont les fratches avenues ombragent des eaux stagnantes ou courantes. Nous circulâmes en tout sens parmi ee labyrinthe de villas hollandaises, dont les allées PROMENADE £M HOLLANDE. 47 et les canaux composent les promenades appelées le Plantage et le Chemin de Delfthaven. Le codage anglais et la maison de campagne française ne sauraient donner une idée de ces retraites si com- plètement tranquilles, qu'enveloppe un silence as- soupissant et glacé : ici, même au mois d'août et en plein midi, les insectes sont sans bourdonnement et semblent s'engourdir dajis les fleurs; les cra- pauds et les petites grenouilles vertes ne coassent pas sur les mousses et sur les nénufars qui cou- vrent entièrement ces eaux et auxquelles elles se confondent sans mouvement et sans bruit. Rien de mélancolique comme ces bassins et ces canaux avec leur voile de verdure, et où se bai- gnent les murs d'une fratche maison enjolivée de sculptures de fantaisie et de couleurs vives : en re- gardant ces. eaux plantureuses, on se sent, comme les murs qu'elles étreignent, enveloppé d'un man- teau d'humidité. Des ponts élégants à balustres de cuivre reluisant, décorés de vases pleins de fleurs et de plantes grimpantes, sont jetés, des chemins publics ou des sentiers, à la porte des habitations, qui semblent s'élever au milieu d'un tiot. Parfois, des plantes aquatiquesi relevées en espalier, mon- tent jusqu'aux fenêtres du premier étage ; d'autres fois, ce sont des lierres qui prennent racine sur quelque langue de terre ferme et entourent la maison de leurs sinuosités. 48 PROMENADE EN HOLLANDE. Pas une de ces maisons n'est semblable, et pour- tant toutes ont la même physionomie de calme, de propreté et de torpeur. La campagne du Midi est parfois silencieuse, sous l'intensité d'une grande chaleur; ici, l'humidité, qui pèse, pour ainsi dire, sur l'atmosphère, produit un effet analogue. Ce- pendant, quelques croisées ouvertes, laissant aper- cevoir des stores aux couleurs tranchées, des cages d'oiseaux, des lampadaires de fleurs ou un frag- ment de meuble et d'intérieur, répandent comme un sourire sur ces habitations si froides ; on devine qu'au dedans sont la pensée et la vie. Le docteur me fît remarquer plusieurs détails d'ornementations puériles qui ornent les façades : tantôt ce sont des bas-reliefs de fleurs, de poissons ou d'animaux ; tantôt quelque beau marbre anti- que réduit en statuette badigeonnée ; tantôt des chinoiseries ou des idoles japonaises peintes en couleurs criantes. Après un quart d'heure de pro- menade à travers ces habitations étranges et qui me charmaient par leur étrangeté même (car tout voyageur est curieux de ce qui est inusité), nous nous trouvâmes en face d'une maison plus coquette et plus enluminée qu'aucune de celles qui m'avaient frappée jusque-là; elle s'élevait pour ainsi dii*e du milieu d'une corbeille de fleurs dessinée par un grillage ovale en fer doré, sur lequel retombaient des plantes flexibles, tandis que d'autres montaient PROMET AOE iiti UOLLAMDE. 49 jusqu'aux fenêtres à balcons bombés d'un rez-de- chaussée exhaussé ; c'était d'un délicieux efiTet : cette corbeille sortait comme une nymphe antique d'un large bassin couvert de mousses et de plantes aquatiques. De la route où nous étions, un joli pont arqué traversait le bassin et aboutissait à la porte de la maison. Ce pont était orné de chaque c6té par trois petits piliers ronds, dont les deux premiers, du c6té de la route, servaient de piédestaux à des groupes de moyenne proportion. Le groupe de gauche repré- sentait deux jeunes filles se couvrant, craintives, d'un voile que leurs bras levés avec grâce tenaient tendu sur la tête, à la façon de Paul et Virginie s'a- britant de l'orage ; le groupe de droite se compo- sait d'une Vénus au visage enjoué et malin, dési- gnant à l'Amour debout devant elle les deux jeunes filles qui tremblaient. L'Amour, dans la direction que lui montrait sa mère, tendait son arc avec gra- vité, en renversant en arrière sa tète frisée. Les autres piliers soutenaient quatre vases de termes antiques où se groupaient les plus belles fleurs de l'Asie, des lotus, des liliums, des cactus, des orchidées. La porte d'entrée de la maison était en beau noyer sculpté, avec un marteau d'acier formé par deux mains unies : le couronnement de la porte, dit masearon^ se composait d'un vitrail de verre 207 c 50 PROMENADE EN HOLLANDE. Opale sur lequel s'enlaçaient et brillaient en relief un R et un M en bronze doré. Les quatre fenêtres du rez-de-chaitôsée, parall^es à la porte, étaient ouvertes et laissaient voir de beaux stores frémis? sant^, tout éclatants de peintures, de fruits I^icarr^s et dQ grands oiseaux de PInde, de la China et du Japon. Les fenètreç du premier étage et celles du secoiid, que couronnait une toiture en terrasse .â*où des fleurs s'ëcbappaienlt encore, étaient eolièn^men); closes ; mais tout à coup, lorsqufi noixii vpitiirQ s'arrêta en face du pont, une des feojttrtfs s- oufrit, ^le docteur me dil : « Regardes I » £p même temps il baissa à demi le store de la voilure, et je vis deux femmes se pendier: Tune était yétae de Uaoe et Pautra de iÀan oie); toutes les deux étaient blondes, et à distance, malgré les aUéralions qui^ je constatais déjà, je reconnus les deux fém^ies de$ poitraits. Bientôt leurs voix se âneot efîteod^e. « Ce sont eux ! ce sont eux ! 9 réptélaieet-^es evec de petHs jamais en cage les deux vert- verts les plus sensuels. « Il ouvrit une porte de la salle à manger qui don- nait sur une belle office en marbre blanc, où s'éle- vaient des étagères de noyer alignées comme les tablettes d'une bibliothèque. En place des livres en- tassés, c'étaient des flacons de liqueurs et de conser- ves , des pots de confitures, des boîtes de pistaches, de dattes, de pâtes, de fruits secs et de nougats ; puis des batteries de saucissons, de boutardelles, de pe- PROMENADE EN HOLLANDE. 61 lits jambons fumés, des bottes de fromages, etc., etc. D*aulres planches soutenaient les provisions de fruits de tous les climats ; d'autres, celles des sucres et des épiées; d'autres encore, de petits bocaux pleins d'olives, d'anchois, de thon mariné, de pi- ments et de condiments au vinaigre» et quelques- uns de clous de girofle, de bois de cannelle, et de gousses de vanille pour parfumer les crèmes, les compotes et les poudings. La brise qui soufflait de la Meuse soulevait les stores de toile écrue des deux fenêtres de l'office et y répandait un air vivifiant et conservateur. Nous montâmes au parloir pour prendre le café» dont le docteur me fit remarquer l'arôme de pur Moka ; pui^ nous causâmes littérature et musique. En musique, le goût des deux amies se limitait à Schubert, dont elles savaient tout le répertoire par cœur : Marguerite préférait les mélodies les plus vives, Rosée les plus attendries; elles chantaient toutes deux avec pureté et méthode, mais d'une fa- çon un peu froide. Thomas Moore et Lamartine étaient leurs poètes de prédilection ; edles y pui- saient des langueurs qui berçaient et endormaient leur amour, et l'empêchaient de devenir tempétueux. Parfois elles s'essayaient elles-mêmes à mettre leurs larmes en vers. Rosée en français, Marguerite en hollandais. C'était une poésie vague et molle comme les brumes de la Meuse, et où l'image ne naissait 6â PRôÉËNAbï; EN nùttkfim. jamais de la réalîlé. Elîes aittiaient passionnément les romans, maïs surtout les romans allemands , suédois et anglais; l'étude et la glorification du Tuyme les captivaient Comme uii exemple attrayant et une chère éspérattce. Des romahs français , elles n'avaient voulu connaître qiàe les œuvres de senti- ïnetatali'lé çure. Quant aux livrés tl pr(yfondément psydiôlogiques de noire grand Balzac^, elles hésitè- rent longtemps à les obvKr, et Marguerite seule «'y aventurii dans tin jour de ti^ît et de révolte où uilé lettre attendue du bten-aimé n'artivàit pas; éSé puisa dans la lecture de ces études si foWes et si vraies comm^ iin esprit iiôûveau, qtri état)ltt entre éJDe et RoMe une sorte de dissidence dé pîen^e. C'est depuis ces hardies lecture qne le dodeifr trouva îïarguerite phiS alerte et tout à fait décidée 1 êfn finir àVec Tattenté : îi eirt vrai que cette «.tedfïfè avait duré 'Quinze anS ! Ôùarid ^(rtrs tous ^é^rtfmes, j'enfAfraiifiai les deux tiraîes et letjtr souhaitai 'du f owd du eorar tmit iè T)Onheur àuqud fe^ patience afiiOûreusè leur dôw:- liait droit. A peiné me rérrouvai-je dans te voîtài^ ^u doc- teur, érue Je M dîfe avec uttie s(w*fé de «vàcîfté tn^- TàtiVe : « Eh Metiy âoctetïr, leut histoire? — Dîtës-môi d'abord , répltqua-t-ïl m riant , comment vous les trouvez. PRÔÉEMttE EN HOLLANDE. 63 — dhàrmàntes, taaiô Uïl ^eù monotones, répon- dis-je bien vite pour en finir; la tristesse et l'inac- tion les enveloppent et les endortnerit , c^mm'e les nénnfars et les mousses font de ces eaux ebg'ônr- dîes 4ùi entourent leûf maison 5 maïs i! tn'a senîblè que Marguerite protestait et revenait à la vie. — Oui, elle est sauvée, i*éplîqaa le docteur, <ïtti faisait à la fois nne ètûde moràle et médicale sur Tes deùk aimantes fflleé. Qoant * Rôi^èer, a se pour- rait bien ^uTÏ fuît Xii^ tatd, (^ô'mme elle le ^^eè- sent. » La Voiture àlîatt si Vife, d[Ùe htm avions à^â francM ïè ISoinfjèÈ; note glfesîonîs dân* les rdfes de Rotterdam, èclait'èes partes fànaui ôti les lanternes à bec de gaz qui se reflétaient danè lél5 canaux A en raferoÏÏàîent k surfia'ce-, la lune ^ Jéttaît (fans le le feuillage des arbres et dans les voiIui*és 'ffcfs grandes barques et des navires. Tout en remar- quait Taspect fantastique de là vîUe, ]e ne cessais de répéter : «Atlons, "ëoàevtr, commencez! » La voit!ofrè s'arrêta. Ndus Venions dVirrtver che2 le docteur. « Regardez 'a*aî)ord ces deuk ifriàisons, me dit-A, celle à côté de la mienne et celle enfece,^5trr l'autre rive dix canal. — telles sont parfaitement closes, tépondîs-je ; eft je n'y aperçois aucune lumière. 64 PROMENADE EN HOLLANDE. — C'est bien , voilà mon dernier atermoiement : et maintenant je commence. » Trois minutes après, nous étions installés dans le cabinet du docteur, assis sur deux fauteuils délec- tables : le mien était placé en face des quatre por- traits, et le sien leur tournait le dos. Des charbons incandescents brûlaient dans la cheminée, parfu- més par quelques branches de genièvre. La table à thé placée entre nous deux était sur- chargée de tasses, d'un réchaud à l'esprît-de-vin et de pyramides de gâteaux croquants. Je jetai un regard furieux sur ce nouvel intermède et je dis au docteur : « Je m'oppose à ce que vous savouriez une seule goutte de votre thé vraiment chinois avant que vo- tre récit soit terminé. —Je conmience, » répéta-t-il en s'allongeant dans son fauteuil En 1840, la maison, aujourd'hui close, que vous venez de regarder à côté de la mienne, était ouverte et comme illuminée, durant une belle soirée de juin. Les domestiques en livrée allaient et venaient de la porte d'entrée à la porte du saFon, introduisant des hommes et des femmes en toilette de fête. Ce n'était pas un bal qui se donnait chez le seigneur Van Hopper,. un des plus riches armateurs de Rot- terdam : c'était une soirée de fiançailles où le double contrat de sa fille Marguerite et de sa pupille Rosée PROMENADE EN HOLLANDE. 65 Tan Mayer allait être signé. Rosée, à qui sa blan- cheur légèrement colorée avait fait donner ce nom d'une de nos femmes peintres célèbres , perdit sa mère fort jeune encore; Marguerite n'avait jamais connu la sienne. Le père de Rosée mourut qu'elle n'avait pas douze ans; il confia l'orpheline à son ami l'armateur Yau Hopper; qui fit élever sous ses yeux ses deux filles, comme il les appelait, par une institutrice anglaise romanesque. Van Hopper n'a-> vait d'autre soin que de leur amasser des millions , et savourait avec orgueil le bonheur de les voir croître en instruction et en beauté. Rosée et Mar- guerite étaient si parfaitement belles de quinze à dix-sept ans, qu'elles furent surnommées, à l'una- nimité des voix aristocratiques et populaires, les deux jolies filles de Rotterdam. Jugez du contentement et de l'ivresse du père, quand il découvrit que ces deux adorables créatures étaient recherchées et aimées par les deux plus beaux , par les deux plus riches et par les deux plus intelligents garçons de Rotterdam ; ils demeu- raient justement en face, dans l'autre maison aujour- d'hui fermée; fils de deux sœurs restées veuves très-jeunes , ils furent d'abord élevés sous la direc- tion de leurs mères, dont ils étaient tout l'amour, toute la passion; puis Us terminèrent leurs études à l'Université de Leyde, où nous nous liâmes d'une amitié fraternelle qui dure toujours. 6ë PIIOII&NAAE &N ttOLLANbE. Cbliltfae tofas lé foyeÉ par leurs portraits ^ il§ âvàiëiit â ^ètte épôqile (Jiiëlqtle chdse qui fascinait et itiipdèait la sympathie iiniterselle : dans leuir regard ébldtàit bette belle flàtnmè orientale; Bigne baraetériâtique de là grande race jaire. C'était une tratiâtniâsion lointaine, cai* eut étaient issus de pà- rehtë cllrëtiens ; màil^ le mélaîlgé des Bataves et des JtUfiâ i^'est opéré en Hollande par tant d'unions ostensibles bû clandestine^^ qti'on ne saurait dëter^^- mihër rinfluence dii sang itlbôntiu défi aléux. Seu- lement^ je crois qiib b'est â ce mélange heureux que hbii^ devonls ce qu'il y à d'imagitlation , de forée et d'originalité dans nôtre natibil. « y otis avez aussi dii S^ltng juif dans les veities ? di^e âti docteur. — Je le pense, « répliqUa-t-il. ï>uiS il poursuivit : Georges et GùiUaume s'épHrétit bientôt d)B Ro^ée et de Marguerite, avéb cette bhalbdr dé Sang et cette âpre té dé volonté qtli cat-actérisetit les Otiehtaux. Quahd ils parlaient d'elles^ On aurait cru; aux ima- ges brûlantes dôtltilisse sertaient, qu'ils célébraient la bbauté de la Sulàbite'. Nous niavions connu à Leyde qtie quelques jeunes filles vulgaires; aussi la beauté, les costumes poéiiqbes et la di^inction dé Rosée et de Marguerite en firent-elles pour mes amfe comme une apparition fantastique qu'il fallait saisir^ sous peine de ne jamais plus la rencontrer dans la vie. Ils avaient à peine tous deux vingt-trois ans i Ce fut là setilé ôbjeetioii que leur kî l'eicelletit Van Hot)per contre uri tnariage immédiat. Cette objection parut inexplicable aux jeuiies filles, (|tli finirent par gagner le bôiihoîtime etl le raillant ten- drement de redouter dans sa maison l'aspect de la jeunesse. Quant aiîx înèrés de Guillautne et dé Gebrgès elleâ furent bouleversées jusqu'au fond de l'âtae dé là t)assion de leurs fils. A pëinb avaient-ils fini leiir^ études; à t)ëinë rètehaîent-ils ëoUS leurtbit, à pfeiiié allaient -ils enfin leur appartenir, que les ingratâ qu'elles avaient forrbés de leur saiig, nourris de leur lait , soignés de leurs veilles y et pour lesquels elleà s'étaient vieillies et enlaidies avatit l'âge , n'avaient plus d'yeux et de cceurs que pout deut étrangères ! Pour cortii)rendrë tôuè les mauvais sehtinlèHts qui fermentèrent dang ceë cœiiré délaissés ; il faut con- naître la jalousie féroce des mères, et l'aVdir étudiée sur le vif comrtie je l'àt fait. J'ai donné autrefois des soins à Un jeuhé homme épîleptîquë, doué d'Uné intélligeUce qui atiràit pu devenir du ^ériiè saris la ttiàlàdié fatale: Il àiittail uhe feinme qui ridôlâtràit , et prfes dé laquelle il trouvait rat)àisement et presque là cessation de soii mal; maïs la mère du malade rièdoùtait l'empire bienfaisant que cette, femme supérieure et belle prenait sur son fils ; elle l'en détacha violemment pour le rejeter dans de grossières aiiioûrs qui, pen- 68 PROMENADE EN HOLLANDE. sait-elle, lui laisseraient la liberté de son cœur pour n'aimer qu'elle, la mère jalouse. Le mal revint et^ lui tua son fils. Les deux veuves se demandèrent entre elles ce qu'elles pourraient faire pour enchaîner leurs en- fants rebelles à leur giron; toutes leurs représenta- tions et toutes leurs tendresses avaient éclioué contre la fougue de ces jeunesses passionnées. J'avais été mandé de Leyde, où j'achevais quelques études de zoologie, pour assister aux délibérations maternelles , et pour être en définitive de la fête des fiançailles. Je me rangeai sans balancer du parti des fils ; jeune comme eux, comment n*aurais-je pas applaudi à leur entraînement? Mon seul regret caché éfait qu'il n'y eût pas une troisième jolie fille de Rotterdam qui me fît faire la même douce folie qu'allaient commettre mes amis. Les deux mères, se trouvant sans auxiliaires, semblèrent prendre leur parti et consentir au bon- " heur de leurs fils; elles avaient bien pour Margue- rite et Rosée des allures aiguës que les étrangers^ remarquaient, mais que leur joie naïve et absor- bante empêchait les quatre amoureux d'apercevoir. Enfin le jour des fiançailles et de la signature des contrats arriva, et tout ce qui comptait dans Rotter- dam fut convié à cette fête. Telles que vous les voyez, elles et eux, dans ces portraits faits par un grand peintre , vous pouvez PROMENADE EN HOLLANDE. bÙ VOUS les figurer dans !e salon de l'heureux Van Hopper; leurs costumes étaient les mêmes dans tous les détails que le pinceau a fixés sur ces toiles., Un murmure d'admiration accueillit ces deux couples si beaux quand ils apparurent à Téclat des lumières. Les deux mères veuves se firent attendre. Elles arrivèrent enfin dans une toilette austère et surannée qui surprit toute l'assemblée : elles portaient une espèce de douillette en soie marron sur laquelle se drapait un long mantelet noir en dentelle; leurs cheveux grisonnants, coupés ras, disparaissaient sous les plaques d'or des Frisonnes, que l'on voit en- core sous le chapeau français à quelques matrones d'Amsterdam. Les deux mères avaient mis sur cette coiffure rigide un bonnet orné de plumes blanches. On les regarda avec étonnement ; on se demandait si elles avaient voulu jeter un défi à l'élégance parisienne de toutes les femmes qui étaient là réunies. Mais bientôt on les oublia pour ne plus contem- pler que les beaux fiancés. Les anneaux avaient été échangés, on lisait les contrats, qu'ils écoutaient dis- traits pour se parler à voix basse et s'entre-regarder. Les deux veuves avaient laissé une clause en blanc dans ces contrats, sur ce qu'elles donneraient à leurs fils, déjà très-riches de l'héritage de leur père : mais la fortune de leur mère était au moins équivalente. 70 PROMENADE EN HOLLANDE. « Dp Bptre chef, direntrelles à runis&oji, iious ne doimerons rien popr ces fpapages prématurés, jpsqu*au temps où notre yai3seau, gui pai^ dans }ipit jo]u*$ pour les Jpdje^ > 3pr^ de retpur fit nous ^porjtera, ^oit m apcrois^eg^g^^^ soit un 4éfiât dQ fortune. . * Les j^)me3 gens n'avaient rien ^ntpndu; le bon Van Hopper, seî^l, sç regimba et ordonna qn- on laissât la clause en blanp » ajoutant qu'il p^n$ait bien que les migres ce raviseraient ayan^ 1^ jour c)4 i^ariage, fijié à huitaine. Jjf}}, il donnât toutjs sa fortune à sa fille; ej k ?a pjjpille il remettait le palrioioine de ^s patents, qu'il avait doublé par son labeur. jLes contrats lignés, les d^ijx mèfes &Qrtir,çnt; ep ^ut Ifi ^gn^l de la g/^/eté : pn pass^ la nju^ dans les danses ^ qui ne furent interrompues que p^ un ^upçr jsomptueipc. ToujLe j[ête prolongée entraîne jifne las$itu4e d'àn^e et de corps qui produit un lendppiain d'jenqiui. Cr^orges et GjuiUaume avaient dansé }b, veille ayec liant de Crénésiie« ils av^ent r^esseQti d^ ièmojLLpns si ^iyes auprès de leurs datées 4 bu tant de vin de France , qu'^s éprouvaient à leji^r réy^e/I jui^ accable- ment et une fatig.uB qu^ resseinbis^ent h jun ponpi* mencement de maladie, l^ds bonnes mères ^ccou- mirent coufiifie enrayées dan^ la dtian^bxe qu'avaient voulu oiCGi^er ,e9seqi;^bl^ jieurs deux fi]^, afin de goi^r PROMENADE EN HOLLANDE. 71 ¥oir parler à toute heure de leur aiuour ei des per* fections idéales de leprs flanpées. Ge furent alors dçs exdamatious de teudrpsse et des épanehemeuts de craintes piaternelles. Qml €bBgrm et quel so\i(i abattaient à ce pqint leurs cbersea&nts? « fions en voulesHTOus, ^'écriaient les deux veuves» (le nous être ah^^ues de toute donation dans le contrat 1 H&^s ayons dû vous paraître bien avares et bien méehanles, taufiis que nou^ n'élions qn'm^ idusi¥^. A vons , mm à vous seuls .dès apjpurd-bui toute notre fortune. U^i^ pouf:qupi §i y»te mm Aé^ètUfiV de vq|ti:e )^^^es$e et en^haînei* Viptre Jibert*? - J'étais ^yé auprès 4e mes demx Vmi^ pesant que les âm% reuyas perlaient d^ i^ sprte» /et j'ad* mirai pajr quel géme d'ii^uàtion Jepr w^o^r ialeux {Mmr leurs fils .et leur l^ne jenviense envers leurs |eune$ brus iei^ av^it &it d^vi^r 1^ i^pint s^sîs- 9abiB de Vm^imaiiipn de Georges .et de %iUaunie; celtes continuèrent c 5 h9^ Jiberjlé , c'e^t la gr^tjij^^uf d,e l'ho^nie , .^op ivresse, son bonheur; pourqj^iQ^ ypu$ inter(Jjise^7 yom.Q909n9^des fermes J^sJ^orijzous qijii vpi^ é,t$^ent .ouverts? fi(QU, .çei^es* cous ne spf9;in3es point ^e^ mènes égojLâtes et jalouses .qoinn\e pn yffjo^f^ ypus le fair^ cmjkei! (iet lor, ^mm^ ^9^9 P^;?§iez que nous ié^Qm , np^s ji'ayioii^ .ei94|S£i^ ^ p^éyj^n de 72 PROMENADE EN HOLLANDE. Tos désirs et de vos fantaisies! Qaand nous vous vîmes grands et beaux » intelligents et audacieux , nous pensâmes : Ils sont appelés à parcourir le monde^ à exercer partout leur ascendant et leurs se" ductions; nous entrevoyions pour vous une jeu- nesse d'aventures glorieuses dans les beaux pays qu'éclaire le soleil, et non une vie taciturne et morne sous nos brouillards hollandais. Ohl nous, vos mères , nous aurions su attendre et nous rési- gner; nous comprenons ce qu'il faut de mouvement et d'espace à votre ardente jeunesse. Mais l'égolsme des vierges est sans pitié; elles veulent vous éteindre et vous enchaîner avant l'heure. U en eût été bien temps quand vous auriez eu trente ans et que vous auriez épanoui votre âme sous des cieux plus riants. Voyez tous les grands hommes de notre pays : se sont-ils rivés à cette terre plate et monotone î Ils doivent leur génie aux voyages lointains, au contact de leur esprit avec tous les esprits éminents des autres nations ! Croyez-vous qu'ils se seraient élevés si , à vingt ans, ils avaient claquemuré leur jeunesse dans un fromage de Hollande , une jupe de femme et un berceau d'enfant ? » J'écoulais ébahi les deux mères, et me rappelant mes auteurs classiques, je me demandais si, à l'exemple de certains procédés des épopées anti- ques, quelque Dieu malfaisant ne parlait pas en ce moment par leur bouche ; à coup sûr un être sur- PROMENADE EN HOLLANDE. 73 naturel, voulant diriger la destinée de Georges et de Guillaume, leur soufflait ces arguments si étrangers à leur habitude de penser. Quoi ! ces mères aiman- tes et craintives voulaient éloigner leurs fils! Quoi! ces femmes ordonnées et casanières comme des piles de linge prêchaient presque à ces imagina- tions inflammables la dissipation et les aventures ! Pour comprendre à quel point ce langage devait agir sur la tête un instant alourdie de mes deux amis, il faut que vous sachiez que, durant nos étu- des à Leyde, nos plus grands excès dans nos lon- gues veiUées d'hiver avaient été une suite de pro- jets indomptés de pérégrinations à travers le monde; tout en fumant nos longues pipes et en buvant à petits coups la bière noire ou le genièvre, nous voyagions à travers ces contrées du soleil, dont quelques gouttes de sang juif égaré dans nos veines nous avaient infusé Tamour. L'Orient nous appelait, comme jadis les croisés: c'était là-bas qu'était notre patrie, notre .terre promise ou plu- tôt perdue\ qu'il fallait retrouver! Et remarquez que ce n'est point là seulement Taspiration indi- viduelle de quelques jeunes cerveaux échauffés par leurs rêves : en Hollande, cet amour de l'Orient et des contrées lointaines a fait la grandeur de la na- tion même et son caractère propre. Que serions- nous aujourd'hui, si nous nous étions bornés aux dessèchements de nos marais ? un petit peuple 297* d 74 PliOMENADE EN HOLLANDE. agricole et stationnaire comme la Suisse. Ce qui a fait notre renommée et notre poésie, ce sont nos vaisseaux sillonnant les mers et fondant en Asie des colonies puissantes. Suivant la diversité des vocations, les uns ont cherché la fortune et la gloire dans ces tentatives périlleuses, d'autres ne leur ont demandé que le mouvement et une vie plus riante. Quitter un cli- mat gls^cé pour des rives brûlantes; des fleurs et des fruits sans saveur pour tous les parfums eni- vrants; des femmes froides, aux costumes disgra- cieux, pour des bayadères et des aimées; le connu et le banal, pour l'inconnu et l'inusité : voilà plus de mirage qu'il n'en fallait pour attirer pt donner le vertige à des imaginations d'étudiants 1 Nous en étions venus, durant nos veillées de Leyde, à cir- constancier nos rêves comme on fait des réalités ; nous analysions à l'avance nos émotions dans ces contrées presque fabuleuses ; nous nous décrivions ces contrées elles-mêmes, leurs paysages, leurs monuments. Nous les parcourions tantôt pour les étudier en érudits, tantôt poiir en jouir en aven- turiers. Moi seul, le rêve épuisé sous toutes ses formes, je me décourageais parfois en pressentant l'impossibilité de le réaliser : j*élais sans fortune, et, mes études achevées, je devais songer à prendre un état sédentaire et non à courir les mers. Mais Georges et Guillaume se récriaient à mes objections : PROMENADE EN HOLLANDE. 75 p'étaierit-ils pas riches tous dewî Avant un an ils fréteraient un grand navire et m'emmèneraient avec eux vers le pays de nos âmes. A leur retour sous le toit materne], ces rêves fu- rent subitement interroûipus par la fascinante ap- parition e/^^ deux jolies filles de Rotterdam. Le canal qui sépare les deux maisons se remplit alors de l'attraction qu'avait eue pour Georges et pour Guil- laume l'immense Qcéan; les chaudes brises des Indes soufQaient désormais dans les arbres du Nord qui |)prdent ces eaux tranquilles; le soleil, la beauté, renivreraent étaient là derrière ces stores tour h tpur levés et baissés par les blanches mains de Rosée et de Marguerite. Moi-même, en voyant leur félicité, j'oublisiis nos projets (|e voyage pt je désirais pour moi un bonheur semblable à leur calme bonheur. Mais, à mesure que leurs mères avaient parlé, je surpris dans leurs regards et je sentis en moi conime un tressaillement et un réveil des rêves en- dormis. Georges et Guillaume s'éle^ient soulevés sur leur lit; ils avaient secoué leurs belles têtes, et \\s avaient dit comme à l'unisson : c Eh quo|! ma mère, nous aurions pu partir tous les trois et parcourir le monde? ' — Mais sans doute, avaient répondu les deux veuves; n'êles-vous pas libres? libres de votre for- tune et de vos actions; et pensez-vous que nous 76 PAOMENADË EN HOLLANDE. eussions la tyrannie d*enchatner vos penchants? La femme faible doit subir le vouloir de l'homme fort : à nous le foyer, à vous le monde! Si elles vous aimaient comme vos mères vous aiment ^ ces deux étrangères que vous nous préférez, elles vous auraient dit: « Suivez votre instinct, satis- « faites votre destinée , dépensez au loin votre c belle jeunesse. Nous saurons attendre , nous at- « tendrons, car le véritable amour est patient jus- < qu'à la mort ! » Nous attendrons! Ce mot vibra comme un clairon dans le cœur de Georges et de Guillaume, tandis que leurs mères parlaient. Et en effet, pourquoi n'at- tcndraient-elles pas un ou deux ans, les deux belles jeunes filles, tandis qu'ils iraient satisfaire leurs rêves? Puis ils reviendraient près d'elles; ils se- raient alors meilleurs maris, sans le tourment et le regret des désirs inassouvis. Les deux veuves comprirent 'aux regards et à l'inflexion de voix de leurs fils qu'elles avaient frappé juste, et, comme si elles craignaient de peser sur leur décision, elles s'éloignèrent avec une ha- bileté calculée. Aussitôt Georges et Guillaume, tout en s'habillant avec rapidité et semblant renaître à une vie nou- velle, s'écrièrent en se tournant vers moi : « Elles ont raison ! qu'en penses-tu? » Ii^terpellé quand j'étais moi-même assailli par le PROMENADE EN HOILANDE. 77 retour de nos rêves oubliés , je répondis par ce mot de doute : « Il faut voir! — Eh bien I dirent-ils, allons sur l'heure voir le beau navire que nos mèresr ont fait fréter. » Nous sortîmes marchant d'un pas rapide, comme trois écoliers émancipés. Ils n'osèrent regarder du côté de la maison de Texcellent Van Hopper : ils tremblaient d'apercevoir Rosée et Marguerite. Leur cœur n'était pas bien sûr de ce qu'il voulait. A vingt ans, le cœur de l'homme est encore enfant; sa mobilité est cruelle sans s'en douter. Nous arri- vâmes sur les bords d'un large canal où s'étalait or- gueilleuisement le grand vaisseau des veuves, qui, dans huit jours , devait partir pour les Grandes- Indes. C'était un superbe navire marchand, ressem- blant à un vaisseau de guerre. Sa cargaison était faite ; l'équipage au complet était sur le pont, prêt à la manœuvre. Le capitaine, jeune, gai, aven- tureux, avait déjà fait plusieurs fois le voyage qu'il allait recommencer; il nous conta des merveilles sur ces terres qui Tattiraient toujours. Nous des- cendîmes dans les cabines : elles étaient spacieuses et élégantes ; le capitaine avait presque un apparte- ment complet, un salon, une chambre à coucher et un boudoir. Si M. Georges et M. Guillaume, les deux jeunes maîtres du navire, avaient voulu faire la traversée, cet appartement eût été pour eux ; on 78 PROMENADE EN HOLLANDE. y aurait bien vite transporté leurs livres, leurs armes, tout ce qui les entourait dans leur vie ordi- naire, disait le capitaine. Georges et Guillaume tressaillirent : il semblait que cette nouvelle voix tentatrice avait devitié leurs combats intérieurs. Le capitaine voulut nous garder à déjeuner. Comme le temps était superbe, on dressa la table sur le pont, sous une lente orientale. Les marins entonnèrent un chœur national pendant que nous portions des toasts. Le capitaine dit à son tour, en levant son verre: « A vos amours, messieurs! » Georges et Guillaume n'osèrent boire à leurs belles fiancées. La joui'née était déjà fort avancée quand mes amis rentrèrent chez eux. Cette fois-ci ils ne purent éviter de regarder la maison de M. Van Hopper : car Rosée et Marguet^ite, accoudées à une fenôtré toute grande ouverte, ne détachaient pas leurs yeux de la rive opposée. Il y a dans le regard qui nous cherché, ou qui s'arrête obstinément sur nous, utie attraction qui nous force à y répotidre ; aussi Georges et Guillaume tournèrent-ils involon- tairement leurs yeux vers les deux jeunes filles qui leur souriaient et les appelaient du geste, tan- dis qu'un domestique à la livrée des Van Hopper accourait vers nous et disait à mes deUx amis que ses maîtres les attendaient et étaient inquiets de ne PftOMEMADE EN hOLLANDE. 7d pas les voir arriver. Ils se dirigèrent aussitôt vers la porte de la maison de leurs fiancées, oh je les laissai. € Que Ifeur dire? murmurait Guillaume inquiet, Guillaume, l'amoureux de Marg^uerite, le plus frêle des deux et le plus aimant. —Eh! parbleu, que nous venons de visiter le vaisseau, répliqua Georges avec une sorte d'âprelé. — Et après? dit l'autre. — Après, je m'en charge, » reprit le fiancé de Rosée, tandis qu'ils entraient dans le salon où les deux jeunes filles les attendaient et leur tendirent leurs bras dans leur naïve inquiétude. La voix de Van Hopper se 'fit entendre la pre- mière : « Eh! quoi, dit-il aux deux jeunes gens, le len- demain des fiançailles, vous allez courir ^ar la ville au lieu de vous rendre ici? — Nos mères, reprit Georges assez effrontément, nous ont demandé d'aller visiter leur beau iiavire qui va partir pour les Indes : fallait-il leur tésister et les irriter encore ? — Non, non, repartit Marguerite en riant; seu- lement vous pouviez nous proposer cette prome- nade et nous emmener avec vous. — Ce n'était point là notre place, répliqua Rosée ; ils ont bien fait d'aller seuls et d'obéir à leurs mères. » 80 PROMENADE EN HOLLANDE. Elles acceptaient toutes deux, avec cette tou- chante candeur qu'ont les femmes qui aiment pour la première fois, l'explication qui leur était donnée : un doute n'entra pas dans leur cœur. On prête à tort aux femmes un esprit inné de finesse et d'as- tuce; ce n'est que plus tard, quand elles recon- naissent que nous les avons trompées nous-mêmes, qu'elles acquièrent cette duplicité dont nous accu- sons injustement leur nature. Van Hopper intervint dans la conversation : « J'approuve, dit-il, votre visite à ce vaisseau;, c'est une occasion toute naturelle de parler à vos mères de leur fortune et de les faire revenir sur la singulière abstention qu'elles ont eue hier à votre égard, à propos du contrat. Votre fortune person- nelle est suffisante; mais enfin ce serait folie de ne point vous assurer celle de vos mères, qui pour- raient bien, ajouta-t-il en riant, se remarier. » Cette supposition éveilla l'hilarité des jeunes filles et de Guillaume. Quant à Georges, s'emparant dia- boliquement du prétexte que lui offrait Van Hopper, il répliqua : « Nos mères ont compris d'elles-mêmes leur in- justice d'hier et sont prêtes à la réparer. «Tous nos « biens sont à vous, » nous ont-elles dit ce matin. — Excellentes femmes ! murmura Van Hopper attendri. — Mais elles y mettent une condition, ajouta PROMENADE EN HOLLANDE. 81 Georges, que Guillaume ne secondait point, car devant la beauté radieuse de Marguerite, il se sen- tait combattu et ne songeait plus à la quitter. — Laquelle ? s'écria Rosée , que Georges n'osait regarder. — Elles auraient voulu, reprit-il résolument, nous voir partir nous-mêmes sur ce navire pour aller li- quider leur maison à Batavia et revenir ici un an après. — Voilà qui est , j'espère bien , impossible ! dit Marguerite en riant. — Eh ! eh ! petite, c'eût été pourtant fort raison- nable, reprit Yan Hopper, et si, au lieu d'attendre le lendemain du contrat , ces judicieuses dames m'avaient fait part de leur intention il y a huit jours, je n'aurais pas dit non. Un an est bien vite passé et à votre âge on peut attendre un an, quand on s'aime. — Voilà justement ce que disaient nos mères, ajouta timidement Guillaume. — Vos mères n'aiment point ! s'écria avec impé* tuosité Marguerite. — Nos mères sauraient souffrir et attendre, dit Georges , et nous garder tout leur amour I — Eh quoi ! vous consentiriez à partir ? murmura Rosée avec terreur et en devenant très-pâle. —Ceci n'est qu'une supposition, repartit Van Hopper: ainsi, trêve d'inquiétude. » •« 82 PROMENADE EN HOLLANDE. Il y eut litiè halle de quelques secondes de si- lence, pendant lesquelles Georges se ihoiita à la lutte. « Voyons, reprit-il^ si nos liières éii^éàiehl ce voyage dans les Indes pour nous assurer tôiité leur fortune, ne trouvez-vous pas qu'il serait icourageux à nous de consentir? Ce serait tin sacHficé. — Dont notis ne vouions pas, répliqua Rosée. —Ou que nous partagerons, dit vivement Mar- guerite ; nous voilà fiancés et bientôt mariés, nous pouvons vous suivre partout. — Halte-là i fille itigrate! s'écria Van fiot)per; j'étais beùreux de mettre deux etlfants de plus dans ma itiaison : c'était du mouvement et de la vie ajoutés & ma vieillesse ; mais au lieu de cela vous perdre, vous, mes deux vrais enfants, faire la mai- son vide et silencieuse! C'est donc ma mort que vous voulez ! > Le vieillard s'affaissa sur un fauteuil et couvrit son visage de ses mains. Rosée l'embrassa la première et lui dit : w Cher père, nous saurons attendre et souffrir s'il le faut ; mais vous faire souffrir, vous quitter, jamais I » Georges s'approcha: « Vous êtes résignée et forte. Rosée; voilà bien comme la femme doit être. — Mais que veut dire tout ceci? reprit impérieu- PROMENADE £N HOLLANDE. 83 sèment Marguerite; Georges! Guillaume! votiiez- Yous sérieusement nous quitter? — Kous voilions, réplicluèrent-ils tous fletlx, vous faire plus riches, plus brillantes, plus heureilsesl — Le boiiheur n'est pas là, repartît Marguerite; soyons heureux toujours comtne nous Télioris hier, et cessez ce jeii cruel. — Oh ! bien cruel, » tnurmura Rosée, dont les larmes baignaient le visage. Van Hopper les pressa toutes les deui sur son cœur. « Allons, allons, chères filles, un peu de cou- rage, et laissez à vos fiancés leur libre arbitre : il faut qu'ils se déterminent d'eux-mêmes. Un amour comme le vôtre ne s'abaisse point à la prière, * ajouta-t-îl afec fierté. Puis, se tournant vers Georges et vers Guillaume : < Bonsoir , mes amis ; )a nuit porte conseil : vous nous reverrez demain après avoir mieux ré- fléchi. > Nos deux héros éprouvèrent Uiie sorte d'allége- ment du congé que leur donnait Yan Hopper; car ils ne savaient t)Ius quelle contenance tenir. A peine furent-ils sortis cjue Rosée et Marguerite éclatèrent, la première eu sanglots, l'autre en re- proches. Le bon Yan Hopper ne parvenait pas à les calmer; quoiqu'il fût tenté de pleurer et de se plaindre avec elles, il les rappela aux sentiments 84 PROMENADE EN HOLLANDE. de la pudeur et de la résignation, qu*on prêche toujours aux femmes : « Que diraient les puritaines de RoUerdam et les jeunes filles jalouses de vous, si elles vous voyaient si ardentes à accomplir votre mariage, et que diraient mes compétiteurs d'affaires et de fortune, si je négligeais d'assurer sur vos têtes l'héritage des mères de vos maris? Ils me traite- raient de vieux fou. » Marguerite et Rosée continuaient à protester et à gémir. « Êtes-vous donc si malheureuses auprès de moi, . que vous redoutiez tellement d'y passer sans eux encore un an? » reprit un peu rudement Van Hopper. Tenez, ne pleurez plus, car vous ne savez pas l'effet que cela me fait; j'irais volontiers les jeter tous les deux dans le canal. D'ailleurs votre douleur est peut-être en pure perte : il n'est pas certain qu'ils partiront. — Oh ! je vois bien qu'ils en ont le désir, répliqua Marguerite, et un désir bien grand, car il est plus fort que leur amour. — S'il en est ainsi, qu'y pouvez-vous, chères filles? reprit Van Hopper; le désir de l'homme est impérieux et ne cède point aux larmes de la femme : comme vous les avez vus résister à leurs mères pour vous aimer, vous les verrez vous résister et partir, si tel est le désii nouveau qui s'est emparé de leur cœur* PROMENADE EN HOLLANDE. 85 — C'est qu'alors ils ne nous aiment plus! dit tris- tement Marguerite. — Ils vous aiment et seront loyalement vos maris au retour y reprit Van Hopper; mais ils pensent accomplir un devoir en partant , et ils mettront leur orgueil d'homme à ne pas y manquer. » Le sincère Van Hopper croyait aveuglément au prétexte que Guillaume et Georges avaient saisi au vol pour justifier leur départ. Le bonhomme, trou- vant instinctivement dans son cœur ce qui pouvait apaiser Marguerite et Rosée, leur faisait comprendre qu'il redoublerait de tendresse pour elles, puis les rappelait à la dignité. Il ne fallait pas que le monde surprit en elles la peur de l'oubli ou de l'abandon. S'ils partaient, elles devaient dire hautement qu'elles y consentaient, qu'elles les attendraient, qu'elles étaient liées à eux pour toujours, qu'elles ne se regardaient plus seulement comme leurs fiancées, mais comme leurs veuves ; puis il ajoutait: < Ils re- viendront, j'en suis sûr, plus aimants, plus épris, déplorant de vous avoir quittées et vous restant désormais enchaînés. » La soirée de ce jour, si différente du beau soir de la veille, s'écoula dans ces ingénieuses conso- lations que l'amour paternel inspirait au bon Van Hopper. . Quand les deux jeunes filles se retirèrent dans leur chambre^ elles étaient découronnées de leur 86 PROMENADE EN HOLLANDE. bonheur ; mais une dignité fière venait de poindre en elles et les fortifiait. " J'avais passé cette même soirée auprès dé mes amis, qui, je dois en convenir, avec cette dtirelé et cette insouciance de la souffrance causée qu'on a dans la première jeunesse, s'enivraient de leurs projets de voyage aussi ardemment (Jue nous le fai- sions à Leyde. Seulement ils limitaient leur absence à un an ou deux, et poUr se justifier à eux-mêmes (non pas du mal qu'ils faisaient, mais de la mobilité de leurs actions) : « Nous les retrouverons aimantes et belles, » di- saient-ils. Quoique moii esprit entier fût entraîné par leur rêve, ils ne purent me vaincre quand ils voulurent me décider à partir avec eux. J'avais une famille qui comptait sur moi, pas de fortune, et trop d'or- gueil pour consentir à être défrayé par eux. Je compris alors tout le désespoir d'être rivé comme un prisonnier à ce que j'appelais les chaînes et le cachot du devoir; plus tard je devais en sentir la consolation. Les deux mères, qui savaient leurs fils résolus à partir, n'intervinrent point dans cette veillée. Elles nous abandonnèrent, comme cela convenait à leur dessein, à toute la fougue et à toute l'intempérance de nos pensées. Le lendemain, Georges et Guillaume me prièrent PROMENADE EN HOLLANDE. 87 de les accompagner chez leurs belles fiancées. Je fus frappé, en revoyant les jeunes filles, du changement qui 8*était ot)6ré subitement en elles. Elles étaient peut-être plus belles que là veille, mais d'une beauté pâlie et grave ; au lieu des toilettes riantes et coquettes qu'elles portaient les jours précé- dents, elles avaient des robes négligées d'une coupe austère. Georges le leur fit observer en riant, et il ajouta en s'adressant à Rosée : < C'est bien, chère amie, pendant notre absence il faut vous vêtir ainsi, et au retour vous reprendrez vos parures de fête, auxquelles nous ajouterons tout le luxe de l'Orient. — Mais ce voyage est donc bien décidé ? s'écria Marguerite en se mordant les lèvres, et comme in- volontairement. ' — Certainement, dit Van Hopper avec une dignité froide, et j'espère bien que vous vous montrerez aussi fermes que vos fiancés. Ils vous l'ont dit hier : c'est un devoir qu'ils vont accomplir. En chrétiennes, soyez résignées. » Il s'établit alors une de ces conversations pénibles et tendues où les vrais sentiments de chacun étaient masqués parce que le monde appelle l'esprit de con- venance, qui n'est bien souvent, hélas ! que l'hypo- crisie de la nature. Georges et Guillaume dissimu- laient la fantaisie sensuelle et impétueuse qui les 88 PROMENADE EN HOLLANDE. poussait vers les Indes; Van Hopper, la blessure qu*il ressentait de la douleur de ses filles; et elles, les deux vierges irritées, par pudeur et soumission chrétienne, refoulaient dans leur cœur leurs cris et leurs larmes. Que serait-il arrivé si, à l'exemple des femmes grecques de l'antiquité ou des Italiennes modernes, leur passion avait éclaté en reproches et en sanglots ; si Rosée avait dit à Georges ; « Tu ne partiras pas, ou j'en mourrai, « et si l'impétueuse Marguerite avait menacé Guillaume d'infidélité ? Aux menaces et aux plaintes, sans doute que ces êtres indécis se seraient émus et ne seraient point partis! Mais pas un cri ne troubla leur quiétuUe égoïste, et ils ne crurent que faiblement à l'angoisse qui ne s'expri- mait point. On s'entretint d'affaires et d'arrangements inté- rieurs avec une sorte de sérénité dont Van Hopper maintenait le ton par sa présence. On décida qu'on échangerait des portraits et des souvenirs ; qu'on adoucirait l'absence pardelongues.leltres écrites au départ de chaque navire ; que les deux jeunes filles verraient chaque jour les deux veuves et les habi- tueraient insensiblement à leur affection. On parla aussi de cette habitation du Plantage, où vous venez de les voir toutes deux, habitation appartenant à Ro- sée, et jusqu'alors négligée. On convint qu'il fallait l'embellir, la meubler, Torner comme un nid d*a- PROMENADE EN HOLLANDE. 89 mour où se célébrerait le double mariage au re- tour. Les jours suivants s*écoulèreDt dans les mêmes projets et dans les préparatifs multipliés du départ. Les deux veuves se montrèrent envers leurs fils d'une prodigalité inusitée. Elles entassèrent dans le vais- seau tout ce qui pouvait flatter leurs penchants. Georges, passionné pour la vie active, eut des armes de prix ; Guillaume, studieux, et qui voulait, disait- il, faire dans llnde des découvertes scientifiques, reçut des livres rares, des instruments d'optique et de physique. Beaucoup d'argent fut mis à leur dis- position. On décora avec luxe la partie du navire qu'ils devaient habiter : Marguerite et Rosée y con- tribuèrent avec amour; leurs deux portraits y furent placés. Elles avaient une tranquillité apparente qui trompaitsur l'état de leur cœur; peut-être aussi ne souffrirent-elles alors que modérément : un an était assigné comme terme de cette absence, et un an parait si court à cet âge 1 Van Hopper montrait un calme plein de confiance. Les mères de leurs fiancés étaient devenues douces et bonnes pour elles. Pourquoi douter T pourquoi murmurer contre la volonté du ciel ? Mieux valait se soumettre à la Providence, qui leur réservait le bon- heur dans un temps prochain. Cependant le jour du départ arriva, et nous allâmes ostensiblement accompagner les voyageurs jusqu'à 90 PROMENADE EN HOLLANDE. Tembouchure de la Meuse, de façon (|ue tout Rot- terdam sut que les fiançailles n'étaient point rom- pues et que les deux mariages s'accompliraient tôt ou tard. On ne vit dans le départ de Georges et de Guillaume qu'une spéculation d'affaires qui parut fort naturelle à nos sérieux commerçants. Quand nous vtmes la pleine mer et qu'il fallut quitter le navire pour le bateau à vapeur qui devait nous ramener à la ville, je considérai ces quatre femmes dont certainement le cœur se brisait. Les deux mères affectèrent un stoïcisme de matrones romaines ; mais leur pâleur était mortelle. En ce moment peut-être auraient-elles voulu retenir leurs deux fils. Marguerite s'efforçait de sourire, et elle dit à Guillaume, en l'embrassant : « N'allez pas au mollis aimer là-bas quelque belle Indienne. » Rosée seule s'affaissait, défaillante, au bras dé Van Hop- per. Elle était blanche et défaite comme une jeune morte ; ses yeux regardaient fixement la mer et l'ho- ri2on : peut-être entrevit-elle en cet instant, avec clairvoyance, les longues années de souffrance d'Une jeunesse déçue. (Seorges et Guillaume nous enibras- sèrent tous tendrement et bruyamment, comme pour s'étourdir. Le bateau à vapeur réclama sespassagers, on nous bissa sur le pont. Les deux fugitifs étaient debout sur l'avant du pavire : ils nous saluèrent longtemps en agitant leurs mouchoirs. VanHopper et moi leur répondions seuls. Les quatre femmes res- PROMENADE EN HOLLANDE. 91 taient anéanties : elles arrivèrent à Aotterdam sans avoir proféré une parole. Le lendemain, Rosée fut prise d'une fièvre qui me- naça sa vie. Marguerite la soigna avec cette ardeur de dévouenient qu'ont les femmes, et elle puisa dans cette anxiété comme un oubli de sa propre douleur. Van Hopper, qui avait été toute sa vie gai, bruyant, affairé, eut un brusque changement d'humeur, fatal à la vieillesse, en voyant souffrir ses enfants; il de- vint taciturne. Parfois il se révoltait à l'aspect du deuil qui avait envahi sa maison, et, quand Rosée fut convalescente, il s'écriait tout à coup au milieu des repas silencieux : « Vous tuez votre père par votre tristesse ! Un père vaut mieux que tous les maris : allons, enfants, rions un peu comme autrefois.... » Tout ce qu'elles pouvaient faire avec le plus grand effort, c'était de se montrer résignées, attentives et douces. Elles se vouèrent activement aux soins de la maison et commencèrent à surveiller les embel- lissements de l'habitation du Plantage. Ces occupa- tions les ravivèrent Un peu. La première fois que je revis les deux mères, de- puis le départ de mes amis , je les trouvai filant au rouet dans la chambre de leurs fils, dont elles avaient fait leur salon, afin d'èlre entourées de tous les sou- venirs matériels des absents. Je fus reçu par elles d'une façon affectueuse qui ne leur était pas ordi- naire. 1)2 PROMENADE EN HOLLANDE. « Ëh bien ! les voilà partis ; ètes-vous contentes ? leur dis-je avec un éclair de malignité. » L'une d'elles hocha la tête et me dit : « Oh! vous ne connaissez pas le cœur des mères! Contentes ! quel mot cruel ! Dites sacrifiées, mais heureuses s'ils sont heureux de ce voyage. — Et s'ils reviennent bien vile, répliqua l'autre ; car chaque jour d'absence et d'amère inquiétude est une année retranchée de notre vie. » Elles avaient toutes deux des larmes qui coulaient sur leurs joues ridées et jaunies. Je les engageai à recevoir les deux jeunes filles pour se distraire. c Non, répondirent-elles, elles sont la cause de tout; plus tard, nous verrons. » Je n'essayai point de combattre leur fanatique in- justice et leur fis mes adieux. Je quittai Rotterdam et ma famille pour aller commencer mes études de médecin à Utrecht. Mon départ ajouta au chagrin de Rosée et de Mar- guerite : pour elles, j'étais le frère des deux adorés ; elles m'en parlaient sans cesse. Quand je revins aux vacances, je constatai un changement effroyable dans ces cinq êtres jadis si vivants. Les deux veuves, alertes et passionnées il n'y avait pas six mois, étaient accablées d'infirmités, comme si des années avaient passé sur leur tète ; les deux jeunes filles avaient une résignation de saintes. PROMENADE EN HOLLANDE. 93 mais plus rien de cette gaieté intérieure qui rayon- nait de l'âme au visage et qui doublait leur beauté. Van Hopper, n'entendant plus autour de lui ni chant ni rire joyeux, comprenait qu'on souffrait, quoique jamais une plainte ne s'échappât des deux pauvres âmes. Ce vieillard se sentait dans une atmosphère enfiévrée où il ne respirait plus. Je le trouvai boufii et jaune, et je redoutai pour lui une attaque d'apoplexie. Cependant nos deux voyageurs avaient écrit, en route, une fois, puis une seconde dès leur arrivée. Leurs lettres ne pouvaient renfermer aucun détail ni parler de retour : elles n'apportaient donc pas l'espérance où se seraient ravivés tous ces cœurs blessés. Lorsque j'avais passé quelques heures dans leur funèbre compagnie et que je me retrouvais dans la maison de mon père et de ma mère, en voyant le bonheur que j'y répandais par ma seule présence, je sentais une délectable satisfaction d'avoir résisté aux entraînements de ma fantaisie. Ce que les glori- ficateurs du moi humain appellent les aspirations impérieuses de l'intelligence et de l'imagination vaut-il bien la peine de faire saigner ces cœurs ai- mants, et de perdre ces affections sacrées que nous ne remplacerons plus dans la vie ? L'esprit s'agran- dit-il en s'exerçant toujours au dehors? n'a-t-il pas en lui-mémé sa grandeur et son étendue ? La passion 94 PROMENADE EN HOLLANDE. non satisfaite a-t-elle été moins ressentie ? Fascète est-il moins paissant que le débauché? Je quittai Rotterdam pour faire ma seconde année d'études médicales à Paris. Aux Tacances de Pâques, j'accourus chez moi pour embrasser mes parents. J'appris d'eux que Van Uopper se mourait, et je me rendis aussitôt auprès du bon Tieillard. Je le trouTai assis dans un grand fauteuil, dans la serre de sa maison. Ses deux fiUes (car il avait toujours traité Rosée comme si elle eût été de son sang) étaient agenouillées auprès de lui. Elles cherchaient i lui arracher un mot, un geste, un regard ; mais sa tor- peur était complète : i peine ses yeux appesantis s'entr'ouTraient-ils par moments, mais sans paraître reconnaître celles qui lui parlaient. En m'aperce- Tant, les deux jeunes filles poussèrent presque un cri de joie : c Oh! yenez rite, me dirent-elles, et rappelez-le à la rie ! » Je tâtai son pouls, il n'ayait plus que de faibles pulsations. J'eus beau lui parler, il ne m'entendait point ; mais son coeur battait toujours. « n ne souffre pas, leur dis-je, mais je crois bien qu'il touche à sa fin. — » C'est moi qui Tai' tué par ma folle douleur ! s'écria Marguerite. — Et moi par mes larmes, ajouta Rosée. — n était déjà bien mal quand je l'ai vu, U j a six mois, repris-je pour les consoler un peu. PROMENADE EN HOLLANDE. 9 M — Oui, mais il s'est ranimé au printemps. Il y a quinze jours, me dit Marguerite, il causait, souriait, se mêlait à nos projets, lorsque cette fatale lettre est arrivée. — Quelle lettre? répliquai-je vivement. — La lettre qui devait nous annoncer leur retour, continua Marguerite ; car voilà bientôt deux ans qu*ils sont partis, et c'était le terme extrême de cette inexplicable absence. Cette lettre ne parle que de nouveaux délais nécessités par leurs affaires. Et pourtant cette lettre ne vient pas de Batavia ; elle vient de l'Inde anglaise, elle vient de Delhi, où ils voyagent maintenant pour leur plaisir. Le capitaine de vaisseau qui a apporté cette lettre de Calcutta nous a tout révélé. Alors j'ai voulu partir, car que faisons-nous ici dans l'attente ? Nous sommes la risée de la ville. J'ai torturé mon père par mes plaintes, et Rosée par ses larmes. Un soir il est tombé sans vie dans nos bras, et depuis lors il est inerte et anéanti comme vous le voyez. » Je tâchai de donner aux deux délaissées l'espoir que je n'avais pas. Je fis transporter le mourant dans son lit, et nous le veillâmes toute la nuit. Il ne nous donna aucun signe de vie ni de pensée. Quand vint le jour, il expira sans souffrir. Les deux orphelines ne voulaient pas croire à cette mort silencieuse et calme : elles tournaient autour de ce lit, embrassaient les mains froides et le pâle visage du mort, et ne se 96 PROMENADE EN HOLLANDE. persuadaient pas que tout était fini. Je les forçai à s'éloigner de la chambre funèbre, et, les conduisant dans le salon, je leur fis promettre devant le por- trait de Georges et de Guillaume de vivre pour eux et de les attendre avec confiance. Gomme ami et comme médecin, je comprenais qu'il fallait leur rendre une illusion dont elles pouvaient vivre ; je leur parlais avec chaleur de Vamour et du prochain retour de mes amis, auquel je ne croyais guère, car tandis qu'elles recevaient des lettres composées, où la vérité se voilait de mille restrictions, j'en recevais de mon côté où toute la furie de leur vie d'aventures éclatait. Ils avaient quitté l'Inde hollandaise, me di- saient-ils, comme un théâtre trop étroit de leur fan- taisie et de leurs études. Ils venaient d'arriver à Delhi, où leur grande fortune, leur jeunesse, leur beauté, leur esprit et leur liaison avec déjeunes lords leur assuraient une vie de prince. « Figure-toi qu'il a un sérail ! » avait ajouté Guillaume en post-scrip- tum à une lettre de Georges. « Imagine-toi qu'il a réuni à grands frais tous les livres des poètes indous, et qu'il se les fait lire ou chanter le soir par ses bayadères ! » avait mis Georges au bas d'une lettre de Guillaume. Dans les lettres adressées à leurs mères, ils étaient moins sincères ; mais ils leur avouèrent pourtant leur dégoût des afTaires, qui les faisait partir de Batavia, et leur dessein bien arrêté de voyager dans toute PROMENADE EN HOLLANDE. 97 rinde anglaise. Les deux veuves m'avaient écrit à Paris pour me supplier de rappeler leurs fils auprès d'elles, car elles sentaient bien que leur propre voix ne serait pas écoutée. J'écrivis aux deux fugitifs la tristesse des mères et l'angoisse de leurs belles fian- cées qui les attendaient. Ils ne les oubliaient point, me répondaient-ils : ce serait le port après les orages. Mais l'heure n'était pas venue. Quand j'eus fermé les yeux du bon Yan Hopper et commis à la garde de son corps ses plus anciens domestiques, je fis promettre aux orphelines de prendre un peij de repos et me rendis auprès des deux veuves. Je les trouvai si mornes et si étrange- ment amaigries, que je compris que là encore la vie se débattait contre la douleur. Seulement le duel serait plus long, car ces orga- nisations nerveuses et roidies céderaient moins vite que la molle et tendre nature de Van Hopper. Je leur appris la mort de l'excellent homme, et je leur dis avec décision : c Désormais, les fiancées de vos fils doivent habi- ter sous votre toit. Soyez véritablement leurs mères : elles vous rendront en soins et en tendresse ce qu'elles recevront de vous en protection. — Il a raison, répliqua l'une d'elles : ces deux jeunes filles sont sincèrement douces et bonnes, et, depuis qu'elles nous savent malades, elles sont ve- nues chaque jour nous soigner et nous distraire. 297 e 98 PROMENADE EN HOLLANDE. L'autre sœur consentit aussitôt. Toutes deux elles comprenaient que le retour de leurs fils était éloi- gné ; elles sentaient les infirmités les envahir comme une eau montante durant une inondation. I^'idée de la souffrance, si terrible dans la solitude, les rem- plissait d'effroi: Il leur fallait un peu de mouvement, quelque chose à entendre autour d'elles et à tour- menter peut-être. Yoyant leur bonne disposition , je les engageai à faire un effort, à se lever de leur fauteuil et à me suivre chez les deux orphelines. Elles ne me résis- tèrent point ; elles s'enveloppèrent eptièrement dans une grande cape de soie noire, et, chacune d'elles s'appuyant tremblante à un de mes bras, nous tra- versâmes le pont jeté sur le canal qui sépare les deux maisons. Quand Marguerite et Rosée virent entrer les deux mères dans ce salon où elles n'avaient pas paru de- puis le soir de la signature des contrats, elles se je- tèrent à leurs pieds en pleurant et les remercièrent de leur bonté. Les veuves leur dirent alors : « Vous êtes nos filles, vous allez venir habiter chez nous. » Je vis un rayon de joie passer sur le front des deux délaissées. Elles avaient l'orgueil de la candeur et de la pureté, et souflraieut intérieurement de ce qu'elles sentaient qu'on eût dit par la ville si, après l'abandon des fils, les mères ne leur avaient pas donné asile. On eût cru à une rupture irrévocable, tandis que PROMENADE EN HOLLANDE. 99 cette réunion était la consécration publique de leurs fiançailles. Dès le lendemain, aussitôt que le bonVanHopper eut été rendu à la terre, les deux orphelines s'instal- lèrent chez les deux veuves. Je quittai le jour même Rotterdam pour retourner à Paris, sans savoir com- ment elles s'entendraient. n y a dans la jeunesse des femmes des trésors de foi et de dévouement qu'il faut étudier sur nature pour en bien comprendre la force et la beauté. Per- sonne plus que moi, j'ose le dire, ne tressaille et ne s'émeut devant une œuvre du génie ; mais le cœur produit aussi ses œuvres sublimes, presque toujours ignorées ou oubliées, que je voudrais voir mises en lumière et glorifiées par tous. Quand je revins quelques mois après à Rotter- dam, et que je trouvai Marguerite et Rosée trans- formées en sœurs de charité de ces deux mêmes femmes qui avaient brisé leur jeunesse, ce fut pour moi un spectacle d'une exquise beauté morale, que je n'oublierai jamais. Elles s'étaient ranimées pour se dévouer. Le^ deux veuves, qui déclinaient visi- blement, ne quittaient plus leur chambre. Margue- rite et Rosée, heureuses d'aimer les mères de leur seul amour, se multipliaient pour elles ; elles les levaient, les couchaient, faisaient leur toilette, les distrayaient par le chant, le piano ou quelque lec- ture sur cette Inde maudite où les chers absents les 100 PKOMENADE EN HOLLANDE. oubliaient. A l'arrivée de chaque courrier, on lisait ensemble les lettres et on les commentait, mais seulement les lettres adressées aux jeunes filles ; les mères lisaient à part celles qui leur étaient écrites : elles y trouvaient toujours désormais de tristes nouvelles. Quand reviendraient-ils? Ils l'i- gnoraient eux-mêmes : l'Inde avait des attractions vertigineuses. Pourquoi les avaient-elles laissés par- tir ? Est-ce qu'on pourrait vivre dans la froide Hollande, après avoir vécu sous ces latitudes brû- lantes où la nature est si belle ? Souvent avec ces lettres, qui laissaient peu d'es- poir aux deux mères, il en arrivait d'autres écrites par des correspondants et des banquiers de Batavia et de Calcutta, qui révélaient aux veuves la dissipa- tion rapide de la fortune de leurs fils. Elles ne firent qu'à moi la confidence de ces funestes nouvelles. <  quoi bon tourmenter ces anges? me disaient- elles; laissons-les à leur igno- rance et à leur vague espoir. » Oui, elles espéraient toujours, les deux vierges : chaque lettre de Guillaume et de Georges parlait d'amour et de réunion irrévocable, quoique peut- être lointaine, et c'en était assez pour enchaîner à eux ces âmes pures. Elles trouvaient d'ailleurs un aliment à l'activité de leur jeunesse dans l'amoiir qu'elles prodiguaient aux deux mères. Elles aimaient leurs fils en elles, et PROMENADE EN HOLLANDE. 101 le cœur de celles-ci s'était tellement amolli qu*il s*en répandait à toute heure sur Rosée et sur Margue- rite un concert de bénédictions. Elles vécurent ainsi trois ans, de cette vie d'inté- rieur pleine d'angoisses et de suavité ; vie d'émotions cachées que les femmes seules connaissent bien, vie patiente, délétère ou fortifiante, qui tue les unes et raffermit les autres. Les deux veuves moururent l'une après l'autre, à un mois de distancé. Je venais d'être reçu docteur et de m'établir à Rotterdam; ce fut moi qui leur donnai les derniers soins et qu'elles chargèrent de leur suprême volonté ; elles avaient fait un dépôt secret de leur fortune, qui ne devait être remise en- tre les mains de leurs fils que le jour où ils épou- seraient enfin leurs fiancées. Les veuves mortes, leur maison se ferma comme s'était fermée celle de Van Hopper. Marguerite et Rosée allèrent demeurer dans leur habitation du Plantage. Elles n'y reçurent que moi et quelques personnes étrangères que je leur con- duisais parfois pour les distraire. Elles fuyaient la société de Rotterdam, dont elles redoutaient les sar^ casmes. Elles firent savoir par des lettres touchantes, dont les larmes effaçaientles mots,la mort des deux mères à leurs fiancés. Moi-même j'écrivis dès lors à Guil- laume et à Georges, non plus en camarade de plaisir, 102 PROMENADE EN HOLLANDE. mais comme un ami grave, que le travail, la vue des douleurs et Texpérience ont mûri. Je tentai d'éveiller en eux ce sens moral qui nous rend heu- reux du bonheur que nous donnons, des larmes que nous essuyons, de la peine imposée à nous- mème et d'où ressort la félicité d'autruî ; puis, craignant que cette vibration ne fût morte dans leur cœur, je leur parlais du pays, des souvenirs de l'enfance, de la satisfaction de se faire un nom et de mourir estimé sur la terre où l'on est né ; puis enfin, redoutant encore en ceci leur scepti- cisme, j'en arrivais à parler du déclin, de la vieil- lesse, de la mort, de toutes ces ombres funèbres répandues sur la fin de la vie, et qui ne sont éclai- rées que par l'amour et le dévouement de ceux qui nous suivent jusqu'au bout. Ma lettre ne reçut qu'une réponse moqueuse et narquoise , telle qu'un écolier robuste et réjoui l'eût faite à un pédagogue blême et chagrin. Pour eux , j'étais alangui et malade , malade du mal d'une civilisation affairée, malade du mal de l'Eu- rope, malade du mal chrétien et d'une fausse mo- rale qui cherche la satisfaction de l'orgueil dans l'immolation de soi-même. Ma lettre leur faisait froid et leur semblait avoir été écrite sur quelque banquise du Groenland. Que n*allais-je plutôt les retrouver, partager et comprendre la belle et sa- voureuse vie qu'ils menaient en plein soleil, en PROMENADE RN HOLLANDE. i03 pleine nature, au milieu de l'exubérance des cou- leurs et des parfums, de la sublimité du firmament, de la grandeur des paysages, de la beauté des ani- maux et de la fascination des femmes? Que ne pou- yais-je les suivre, à travers Delhi, dans leurs palan- quins portés par des serviteurs indous , ou bien encore sur leurs éléphants, parmi les solitudes de rHimalnya? Je comprendrais alors la vie dans sa force et son épanouissement, et, quand la vieillesse arrive, la volupté de mourir au soleil, sur le bord de quelque grand fleuve, et non point devant un être au feu noir, en rejB;ardant un canal aux eaux vertes. Je devinai que mes paroles de tristesse étaient tombées sur un endurcissement tranquille et satts- &it, qui désormais ne saurait être ébranlé et amolli que par Taltération de la santé, l'épuisement de la fortune, ou l'isolement au milieu d'un désastre ; le choc enfin que produit sur l'égolsme la terreur de la souffrance et du dénûment. Sans doute ils avaient dû recevoir quelque com- motion douloureuse de la mort de leurs mères; sans doute ils en avaient tressailli, ne fût-ce que durant une heure, comme l'hippopotame, frappé par quel- que balle qui pénètre les chairs sans atteindre jus^ qu'aux organes, tressaille et s'agite dans les eaux bourbeuses qu'il ensanglante un instant; mais il suffit d'un peu de vase pour recouvrir et cicatriser 104 PROMENADE EN HOLLANDE. la blessure éphémère ; pour eux peut-être avait-il suffi d'un kalioum indien fumé au soleil et empor- tant dans sa blanche vapeur la sombre apparition du cercueil de leurs mères. Je ne les juge point, et me reconnais indigne de les condamner. Que serais-je devenu moi-même, si je les avais suivis dans ces régions énervantes où l'individu doit naturellement subir l'amollissement qui gagne les nations ? Les fortes races, les races dévouées et militantes, ne viendront jamais de l'Orient. Ils ont le réel, ces fils du soleil, et ils s'étonnent de nos aspirations incessantes vers un idéal douloureux. Je cachai toujours à Rosée et à Marguerite com- ment se passait la vie de leurs fiancés. Elles auraient crié aux mensonges, aux calomnies, ou plutôt elles n'auraient point compris. Ils les entretenaient eux- mêmes dans leur ignorance. Par un raffinement propre à l'esprit des voluptueux, ils ne cessaient point de leur écrire des lettres courtes, mais tendres, d'où toujours l'espénnce surgissait comme une étoile lointaine qui se rapprocherait enfin. Vous devez comprendre qu'il m'est impossible de vous décrire jour par jour, ou seulement année par année, comment les deux pauvres filles trom- pèrent ces quinze ans d'absence. En visitant leur mai- son, vous avez vu avec quelle patiente tendresse elles les avaient remplies de tout ce qui leur rappelait les PROMENADE EN HOLLANDE. iOiî deux transfuges; vous avez deviné aussi leurs oc- cupations incessantes, puériles, innocentes, enfan- tines, rappelant celles des nonnes dans un cou- vent. Tout ce qu'elles avaient en elles de vivacité, d'esprit, de grâce, de poésie, s'affadit et s'annihila en se repliant toujours sur soi-même. Mais ne vous y trompez pas, rien n'est mort de ces heu- reux germes. Vous avez vu des éclairs de l'esprit de Marguerite; j'en ai surpris souvent dans le cœur de Rosée avant que tout son être ne se fût affaibli. Sentant que ce long amour trompé pouvait les tuer, parfois j'eus la pensée de tenter d'y substituer un nouvel amour. Que serait-il arrivé de mon entre- prise personnelle ou suggérée à quelque autre ? Je l'ignore. Ni Rosée ni Marguerite n'auraient jamais eu l'initiative d'une infidélité; mais, sollicitées et l'appelées à la vie par quelque tentateur jeune et aimant, n'auraient-elles pas répondu? Voilà mon doute. Il ne diminue en rien la beauté tranquille de leur amour. La règle d'une vie monotone, la température attristée de cq climat, le défi que l'âme se pose à elle-même dans ses affections ; un idéal longtemps caressé et qu'on ne veut point transformer en réalité moqueuse, tout a contribué à les sauvegarder. Moi-même, ayant comprimé dès le début quelques pulsations trop vives, je m'étais fait le gardien heureux et actif de leur pureté et de l'accomplissement de leur foi. Je veillais sur cette •• 106 PROMENADE EN HOLLANDE. constance unique comme sur une de ces raretés et de ces merveilles qu'on ne reverra pas deux fois. £t même, encore aujourd'hui, je serais blessé an cœur si un dénoûment vulgaire venait clore leur curieuse destinée ! « Mais le dénoûment naturel approche, lui dis-je, puisque les deux fiancés reviennent dans huit jours. — Ils reviennent, répliqua le docteur, mais danâ quel état! l'un mourant, tous les deux ruinés et ne quittant l'Inde que parce que l'insurrection formi- dable contre les Anglais les en chasse. — Marguerite et Rosée savent-elles la vérité! re- pris-je. — Vous voulez donc que je tue l'une et que je jette l'autre au bras d'un fiancé nouveau? répliqua le docteur. Non, non, j'use de plus de ménagement avec mes malades : je les sauve en les trompant uu peu. Elles seront heureuses si c'est possible encore; mais la vérité, elles ne la sauront jamais. Je ne l'ai dite qu'à vous ; elle était nécessaire au sens de cette histoire dont je vous écrirai bientôt le dé- noûment. » Le docteur cessa de parler. Nous échangeâmes quelques réflexions en prenant le thé ; puis nous nous séparâmes. Le lendemain matin, je partis pour la Haye, par le chemin de fer. En me rendant à l'embarcadère PROMENADE EN HOLLANDE. 107 monumental, ressemblant de loin à un petit chAteau moresque , je yis un magnifique moulin à vent , huche sur une haute tourelle en forme de pain de sucre. Cette tourelle était une élégante habitation, avec de grandes fenêtres à persiennes yertes, où flottaient des stores de mousseline brodés ; un de ces stores, relevé à demi, frôlait la tète d'une belle jeune fille blonde, appuyée sur une des fenêtres. Elle était coiffée d'un chapeau rond, en paille an- glaise, autour duquel ondulait une plume grise. C'était encore là une jolie fille de Rotterdam qui devait avoir son roman inconnu. Un drame dam un moulin à vent ! quel joli titre ! Quand je montai en wagon, la jeune fille était encore à sa fenêtre. Bientôt je cessai de l'apercevoir, et je ne pensais plus qu'à l'histoire de Marguerite et de Rosée, dont je n'appris que trois mois après le dénoûment. Un soir, à Paris, je reçus la lettre suivante du docteur". Il n'y avait pas huit jours que vous aviez quitté Rotterdam, lorsqu'un matin je vis entrer chez moi Georges et Guillaume. Les sachant débarqués l'avant- veille à Amsterdam, j'avais exigé qu'ils n'appren- draient pas à nos deux aimantes filles l'instant de leur arrivée. Je me réservais le premier examen de leur personne et de leur cœur. Georges, qui soute- nait Guillaume, m'apparut fort et robuste, les traits 108 PROMENADE EN HOLLANDE. grossis» mais toujours beaux. C'était bien le type de rhomme de quarante ans, rompu à la fatigue et aux plaisirs, et n'ayant aucune trace des soucis de la pensée sur son front lisse. Ses cheveux, parfaite- ment noirs, ondidaient encore en boucles soyeuses autour de la tête, mais le sommet était dénudé comme une tonsure de prêtre. Sa mise et toute sa personne étaient négligées; il sentait le ^bac et l'eau-de-vie. Guillaume me parut un spectre dans ses habits malpropres. Ses yeux étaient caves, sa pâleur effrayante, ses pommettes rouges et saillantes. Je compris que la fièvre, on peut-être un commence- ment de consomption, le minait. Je le fis asseoir sur le même fauteuil où vous vous êtes assise, et je lui fis prendre un cordial qui le ranima. Georges me demanda cavalièrement si leurs belles fiancées étaient encore regardables. « Elles ont toujours , lui dis-je, le prestige de l'élégance et de la grâce, et vous ne pouvez paraître devant elles dans le délabrement où vous êtes. Réparez du moins le désordre de ce costume de voyage* » Us m'avouèrent alors que leur bagage était fort mmce« Il ne renfermait que quelques étoffes et des objets sans valeur qu'ils rapportaient à leurs riches fiancées. Je savais leur fortune engloutie par quinxe ans de dissipation, mais je ne m'imaginais pas qu'ils en fussent arrivés à ce dénûment. PROMENADE EN HOLLANDE. 109 c Nous retrouverons, me dit Georges, la fortune de nos mères dont tu nous as toujours fait un mys- tère, et, avec la fortune de nos femmes, cela nou^ composera encore une belle vie. — Parle pour toi qui dois vivre , répliqua Guil- laume ; mais qu'importe pour moi qui dois mourir? — Voilà ce qu'il me répète depuis un an, reprit Georges. Il a voulu follement mener de front les plaisirs et l'étude, et tout son être s'est détraqué ; il a eu plusieurs fièvres cérébrales auxquelles les mé- decins anglaisi n'ont rien compris; il a fini par sentir le mal du pays, ce qui fait qu'il fera un meil- leur mari que moi , qui sens déjà l'ennui de la Hollande. » L'action de mon cordial avait rendu à Guillaume assez de force pour qu'il me demandât avec instance de le conduire auprès des deux délaissées. « Te voilà sentimental comme une miss an- glaise, repartit Georges toujours goguenard; mais ne comprends-tu pas qu'il a raison et que nous ne pouvons nous présenter à elles dans cet accou- trement?» A l'aide de mes habits, ils se composèrent une toilette décente. Nous montâmes en voiture et nous nous rendîmes au Plantage, où un messager en- voyé par moi nous avait précédés. Marguerite seule était debout sur le seuil de la porte, parée, riante, rajeunie par la joie. Elle nous embrassa 110 PROMENADE EN HOLLANDE. tous les trois indistinctement, puis se tournant vers Guillaume : « Mon Dieu ! comme vous voilà blême et défait ! dit-elle avec un douloureux étonnement ; vous souffrez donc bien? — Et Rosée, où donc est-elle? lui demanda Georges. — Elle est là, malade autant que Guillaume, » ré- pliqua Marguerite en nous ouvrant la porte du salon. La pauvre fille, vêtue de lilas clair comme au soir de ses fiançailles, était étendue sur un sofa. Son visage se colora en nous voyant entrer^ mais la force lui manqua pour se lever. « Ou'avez-vous donc, ma pauvre amie î s'écria Georges en lui baisant les mains et le front. — Elle est comme moi, la vie lui échappe, » mur- mura Guillaume, qui s'était afiaissé sur un fauteuil. Rosée pleurait sans pouvoir parler. En ce mo- ment Georges regarda Marguerite. c Comment avez- vous fait pour vous conserver grasse et fraîche? » lui dit-il en lui prenant frater- nellement la main. Mais je voyais dans ses yeux un éclair de convoi- tise, et Guillaume et Rosée échangèrent au même instant des regards d'une compassion sympathique, il me vint sur l'heure une inspiration psychologique que j'appellerais un trait de génie, si tout autre que moi l'avait conçue. « Il est évident , me dis-je , en les examinant PROMENADE EN HOLLANDE. H 4 atlenlivement tous les quatre, que le hasard d'un premier attrait a mal fiancé ces deux couples. Le robuste Georgerf convient à la vivante Marguerite, et Guillaïune affaibli à Rosée qui s'étiole. Si ceux- ci doivent vivre, ils revivront ensemble par des soins de serre chaude, sans se heurter, sans se faire souffrir, sans que la vitalité de l'être vigoureux se révolle contre la faiblesse de l'être languissant, et que la vie précipite la mort. Ils gardaient tous les quatre le silence et s'aper- çurent de mon examen. Rosée, qui peut-être avait remarqué le regard jeté par Georges à Marguerite, me dit en souriant avec tristesse : « Qu'avez-vous donc, docteur, à nous étudier de la sorte? Savez- vous que c'est effrayant pour moi et Guillaume, car je croîs lire dans vos yeux que nous devons penser à la mort plutôt qu'au mariage. -^Vous lisez mal, répliquai-je : je suis d'avis, au contraire, que vos mariages se célèbrent le plus tôt possible. —Y pensez- vous? me dit Georges à voix basse ; regardez-les tous deux. — Guillaume est moribond, ajouta de même Marguerite. — Le bon docteur me raille, reprit Rosée, qui ne les avait point entendus : je ferais une belle mariée ! — Et moi donc! repartit Guillaume; ce serait la Ht PROMENADE EN HOLLANDE. ballade allemande : un spectre et une jeune fille vivante. Qu'en dites-vous, Marguerite î » Celle-ci ne répondit point. « Vous êtes aussi enfants et aussi inexpérimentés qu'au jour de la séparation, repris-je, et, à l'heure qu'il est, vous ne lisez pas mieux dans vos propres cœurs que vous n'y lisiez alors. Je dois donc y lire moi-même et vous diriger. — Que signifient ces paroles ? dit Rosée. — Elles signifient que la destinée a bien fait de vous séparer durant quinze ans : car, si votre mariage s'était accompli, vous auriez été bientôt profondé- ment désunis. — Gomment l'entendez-vous? fit| Guillaume avec curiosité. — Je suis certain, repris-je, que vous vous êtes alors trompés sur votre amour. Ne me répondez pas, de grâce ; descendez d'abord dans votre cœur, et osez y définir nettement les émotions présentes. — Est-ce une énigme que vous nous posez? s'écria Marguerite avec un petit rire saccadé. — En tout cas , en voici brutalement le mot : Georges est fait pour vous, ma rieuse ; et Guillaume pour vous, ma dolente, > ajoutai-je en me tournant vers Rosée, qui me regardait avec de grands yeux vagues. Ils restèrent tous les quatre frappés d'étonné- ment, sans trouver un mot à me répondre. PROMENADE EN HOLLANDE. 113 < Et ne voyez-vous pas, repris-je en m'adressant à Marguerite et à Rosée, que c'était peut-être là le vrai et seul motif de leur brusque départ pour les Indes? Peut-être leur cœur senlait-il qu'il s'était trompé de direction, et ils n'osèrent pas vous le dire. » Ce n'était là qu'une conjecture toute gratuite ; Georges la saisit au vol avec une joie de don Juan. « Vous pourriez bien avoir deviné juste, » dit-il. Guillaume ne le démentit point. Les deux femmes baissaient les yeux et sem- blaient regarder en elles-mêmes. < Et d'ailleurs laissons le passé, dont quinze ans nous séparent, repris-je : ne songez qu'à l'émotion actuelle, qu'au premier mouvement de cette heure de réunion ; sachez être sincères comme je le suis, et avouez que vous vous sentez attirés dans le sens que j'indique. » Marguerite osa parler la première : « Eh ! que diraient les railleurs de Rotterdam de ce singulier échange ? — Les railleurs de Rotterdam, répliquai-je, ont eu le temps d'oublier, pendant quinze ans, lequel des deux voyageurs est le fiancé de l'une ou l'autre jeune fille. Le notaire seul qui a dressé les contrats pourrait le constater. Or, le pauvre homme est mort et vous n'avez rien à craindre de son ombre. » Ils 86 mirent à rire tous les quatre, et, comptant sur leur acquiescement secret, je continuai : 114 PROMENADE EN HOLLANDE. * Le dénoûment que je vous propose est* le seul qui puisse assurer votre bonheur dans l'avenir, car la consécration des premières fiançailles eût été l'enfer. » Us me regardaient ébahis. « Ne comprenez-vous pas , poursuivis-je en m'adressant à Guillaume et à Georges, quel juste et incessant grief vos femmes auraient eu contre vous sur cette absence de quinze ans ? De là des soupçons toujours en éveil, des querelles toujours renaissantes» tandis qu'avec ce que je propose» le triste et irrévocable passé est anéanti. Vous com- mencez une vie nouvelle, un amour inconnu, où l'espérance et l'illusion vous sourient. « Nous célébrerons au plus vite, ajoutai-je,le dou- ble mariage. Georges et Marguerite resteront à Rot-* terdam ; Guillaume et Rosée partiront pour l'Italie. >» Au regard chargé d'électricité qu'échangèrent Georges et Marguerite , je compds qu'ils consen- taient. Guillaume tendit sa main amaigrie à Rosée, qui la prit et dit en souriant : « Ce bon docteur veut nous envoyer mourii: là- bas. —Ou vivre! repartit tendrement Guillaume; car qui sait ce que peuvent les soins réciproques de deux malades qui veulent guérir pour s'aimer ? » Marguerite entraîna Georges à la visite de la mai- PROMENADE EN HOLLANDE. 115 son. Je sortis pour fumer sur le pont où tous avez TU l'Amour décochant ses flèches aux deux jeunes filles, et je laissai Guillaume et Rosée seuls dans le parloir. Quinze jours après, ils étaient mariés de la façon que j'avais indiquée. Les deux malades avaient re- couvré assez de forces pour se sourire avec ravisse- ment; ils avaient sous leur pâleur une distinction de beauté qui eût pu faire envie à Georges et à Marguerite. Mais la joie bruyante et passionnée de ceux-ci renfermait une entière satisfaction d'eux- mêmes. L'activité de leur sang se manifestait par des projets de fortune et de bonheur qu'ils réali- sèrent aussitôt. J'exigeai de Geoi^es qu'il se mtt au travail et fit valoir dans de prudentes et lucratives entreprises la fortune de sa mère et de sa femme. A l'heure où je vous écris, Marguerite a l'espoir d'être mère, et c'est dans l'heureux ménage un élément de vie nouvelle. Dès le lendemain de leur mariage, Guillaume et Rosée partirent pour l'Italie. Ils m'ont écrit ces jours-ci de Palerme qu'ils se sentaient renaître et qu'ils étaient sûrs qu'ils guériraient au contente- ment de leur amour et à la reconnaissance qu'ils éprouvaient pour moi. Tirer une moralité de cette histoire, je m'en gar- derais bien ! J'en reste au : Que sais-je ? de Mon- taigne ; je me dis seulement que des maris de 116 PROMENADE EN HOLLANDE. quarante ans et des femmes de trente ont encore devant eux bien des années, plus qu'il n'en faut pour voir se dérouler la série des assimilations et des dissidences de deux êtres toujours en contact. Regretter l'emploi des années précédentes serait peut-être folie: autrement remplies, n'eussent-elles pas amené le dégoût et la satiété, et rendu impos- sible ce renouvellement de jeunesse qu'un tardif mariage avait opéré ? Vous penserez sans doute que ce sont là des ré- flexions de vieux garçon, et vous trouverez une autre moralité à l'histoire des quatre portraits. Si vous revenez un jour .vous asseoir dans mon ca- binet, vous verrez deux de ces portraits, ceux de Rosée et de Marguerite, changés de place : elles rayonnent maintenant sous* le regard fidèle de leur mari. Ici se terminait la lettre du docteur. *g^ PROMENADE EN HOLLANDE. 117 III La Haye. — Monuments. — Bibliothèque ; le livre d'heures de Charles IX. — Le palais du Bois. — Scheveningue. DeRofterdam à la Haye, le paysage est d'une ver- dure monotone ; à perte de vue, ce sont toujours des prairies sillonnées tantôt de canaux- d'irrigation couverts de mousses et de nénufars à fleurs jaunes et bordés de saules rabougris, tantôt de canaux plus larges où glissent quelques barques ; dans l'immense étendue verte, on voit des troupes de poulains qui, tout à coup, hennissent et se cabrent d'effroi au sif- flement de la vapeur, et de belles vaches rousses qui paissent par bandes et que conduit un gros garçon joufflu ; parfois une paysanne, en tablier retroussé^ trait les vaches dans une grande jatte et rapporte le lait fumant à la ferme qui s'élève, propre et coquette, au bord du canal ; plus loin, c'est quelque vieille femme qui bat le beurre devant une autre chau- mière ; ou bien une ménagère qui met des fromages à sécher sur des planches de bois blanc huchées de- vant une métairie. Les pierres sont lavées et les boi- series cirées dans ces pauvres maisons des champs* as PROMENADE EN HOLLANDE. aussi bien que dans les riches maisons des villes. Çà et là des hameaux forment des groupes sur ce paysage plane ; le clocher pointu de l'église catho- lique ou du temple protestant domine les toits plats des habitations. Toujours un ou plusieurs moulins à vent signalent ces villages, qu'ils couronnent de leurs ailes. Tandis que la vapeur m'entraîne, de grands nuages blancs qu'éclairent le soleil se dressent magnifiquement dans le ciel en guise de cita- delles formidables ou de chaînes de montagnes, qui prêtent à la campagne de fantastiques perspec- tives. Je l'ai déjà dit, le moulin à vent est le monument caractéristique de la Hollande. L'approche de sa ca- pitale m'est annoncée par un amas de ces tourelles ailées. La Haye, qui fut longtemps la résidence des sta- thouders, et qui est désormais celle des rois de Hol- lande, n'avait, au commencement de ce siècle, que l'étendue d'un village au milieu duquel s'élevait le vieux palais bâti par Guillaume II en 1250. C'est dans ce palais que fut signée la grande ligue contre Louis XIV. Sous le règne de Louis Bonaparte, père de l'empereur Napoléon III, la Haye devint une ville des plus importantes et la plus régulièrement belle de la Hollande. La Haye tire son nom d'une haie qui entourait le parc de l'ancienne maison de PROMENADE EN HOLLANDE. il 9 •é chasse des comtes de Hollande. Les canaux qui tra- versent la ville sont sillonnés par des barques et par des bateaux à voiles ; les maisons , de construction toute moderne, n'ont pas l'aspect étrange et curieux de celles de Rotterdam. A mesure qu*on approche du quartier aristocratique, les canaux disparaissent; de magnifiques places» de larges rues, des palais et des lignées de belles maisons, régulières se déroulent devant vous. G*est dans ce quartier que sont situés les hôtels les plus renommés ; je descends à celui de TEurope, dont les fenêtres du premier étage sont pavoisées de plusieurs drapeaux aux armes de Rus- sie ; la grande-duchesse Marie , veuve du duc de . Lenchtemberg (fils du prince Eugène), habite en ce moment l'hôtel de l'Europe. Je me hâte de sortir pour parcourir la ville avant que la nuit n'arrive. Je vais à la poste chercher mes lettres, et je m'arrête en passant sur la place du marché au poisson, où je vois des cigognes appri- voisées. Elles ont pour se loger une petite étable dans un angle du marché, et sont entretenues aux frais de la ville. On leur rend ces honneurs, ou plu- r tôt ces soins, parce que dans les armoiries de la Haye figurent des cigognes. La soirée est superbe : une pleine lune projette sur les monuments cette lueur laiteuse qui double leur beauté. J'admire longtemps le vieux palais des états généraux, dont une des façades se reflète dans 120 PROMENADE EN HOLLANDE. une vaste pièce d'eau appelée le Vivier ; je m'accoude au bord de ce profond bassin, dont Tonde est lumi- neuse ; la lune y trace de clairs sillages, et détache sur le fond du ciel les arbres, les arbustes et les fleurs du frais Ilot qui s'élève du sein de ces eaux comme une immense corbeille. De grands cygnes en suivent les sinuosités verdoyantes. Parfois, ils disparaissent dans les herbes touffues ; puis ils nagent vers la lu- mière, et viennent jusqu'à la rive d'où je les re- garde. A ma droite sont plusieurs rangs d'arbres superbes formant la promenade appelée Yijverberg. Dans la large et belle rue voisine appelée le Ptaats^ on s'a- perçoit, en marchant vers le centre, que la couleur du pavé diffère de celle des autres parties de la rue ; une espèce de triangle en dalles blanches indique que c'est en cet endroit que fut massacrée (le 22 sep- tembre 1392) Adélaïde dePoelgeest, maîtresse d'Al- bert, comte de Hollande. C'est aussi près de là que les frères de Witt furent déchirés par le peuple, le 10 août 1672. Les tranquilles Bataves ont eu, comme tous les. peuples, leurs jours de férocité. Non loin de l'endroit où il est mort est encore la petite maison qu'habitait Jean de Witt, le grand pension- naire, et l'on est frappé de respect en voyant de quelle modeste habitation se contentait le premier citoyen d'une riche république. La tranquillité de cette belle nuit répandait sur ces PROMENADE EN HOLLANDE. lâl speclres sanglants comme une sérénité éternelle. C'était bien l'heure où il fallait les évoquer : car, au milieu des bruits du jour et du mouvement des pas- sants, ils auraient encore emprunté à la vie quelque chose de son tumulte et de ses douleurs. Le lendemain, en me rendant au Yoorhout, je revois le Vivier éclairé par le soleil ; le Voorhout est une magnifique promenade ayant au centre une longue allée de grands arbres, dont les cimes se re- joignent et forment berceau. C'est là que sont si-* tuées les plus belles maisons de la ville, le ministère de la marine, la bibliothèque royale et l'ancien A(J- ielHopey que Napoléon habita en 1810, durant son séjour à la Haye. A l'extrémité de l'allée de droite du Voorhout se trouve le tliéâtre ; ' la salle est petite, mais sa façade est charmante. Tandis que je visite la ville, j'entends partout des fanfares exécutées par la muisique militaire. Toute la garnison est sous les armes et en fête. On célèbre Tanniversaire de la naissance du prince d'Orange, héritier du trône des Pays-Bas, qui vient d'accom- plir- sa dix-septième année et qui voyage en ce moment en Portugal. Il y a gala à la cour, au pa- lais du Bois (résidence d'été de la reine). Le roi, en brillant équipage, traverse le Voorhout et va cher- cher & l'hôtel de l'Europe la grande-duchesse Marie. En l'absence de notre ambassadeur à la Haye, M. le baron d'André (alors àOstende), M. deFarsaal, 297 f 122 PROMENADE EN HOLLANDE. premier secrétaire d'ambassade, m*avait donné le matin une recommandation pour M. W. Holtrop, le . savant bibliothécaire de la ville. La bibliothèque oc- cupe le très-beau local de l'ancien hôtel de la pré- fecture. M. Holtrop est un aimable vieillard, parlant le plus pur français, et qui me reçoit avec une par- faite cordialité. Je le trouvé dans son cabinet de tra- vail, vaste pièce àrtistemerit décorée et aux fehôtbes de laquelle pendent des lampadaires d'où s'échap- petit de belles plantes grasses. Sur la table de travail de M. ttbltrbp sont les principaux jbiirhaux français. Après iine rapide causerie sur Paris et la littéra- ture, M. tloltroj) m'offre son bras, et nous parcourons ensemble les Vastes salles de la bibliothèque ; elle - côtitiént cent taillé volumes, toils élégalniheht reliés, et que n'attaque jamais tin atome de poussière. Parmi les manusctits, M. floUrop me fait remarquer l'oHginal de l'acte dit Y Union d'Vtrecht, signé le 23 janvier 1569. Il me fait ensuite admirer un pré-' deux livre d'heures (maiiUscrités) ayant appartenu à. Catherine de Médicis et à son fils Charles IX.La*cou- vertUfe en maroquin avec les armes de France est close jiar des fermoirs d'argent. Dans l'intérieur du livre, chaque prière et chaque psaume ont en tête de jolies vignettes coloriées. Sur la dernière page dii mantiscHt soiit écrits ces quatre vers * : 1. M. Holtrop à bien voulu les copier pour moi. PROMENADE EN HOLLANDE. 423 AU ROY, SUR SA DEVISE. ÉPIQRAMME. Sire, la piété est aussi la justice; Ce sont les deux appuys de Votre Majesté : La justice punit des iniques le vice, La piété de Dieu maintient l'autorité. Quel est donc le poëte français qui osa adresser ce quatrain au roi qui décréta la Saint-Barthélémy? Tandis que nous parcourons la bibliothèque, un soleil de midi scintille à travers les fenêtres ; j'ex- prime à M. Holtrop mon regret de ne pouvoir visiter le palais du Bois par cette belle journée. La cour est en fête, et sans doute te palais me sera fermé. M. Holtrop me répond qu'il est rare que Leurs Ma- jestés interdisent la visite de leurs palais aux voya-^ geurs étrangers. « Je vais vous adresser, ajouta-t-il, au secrétaire de la reine. » Et aussitôt il me remet quelques mots pour M. W. de Weckherlin *, qui ha- bite une délicieuse maison dans le voisinage même de la bibliothèque. Je suis introduite auprès de M. de Weckherlin par une accorte servante frisonne» qui porte des plaques et des fleurs d'or sous son bonnet de dentelle. Je reçois du secrétaire de la reine l'ac- cueil le plus aimable. On ne saurait trop louer cette K Le même qui vient d'accompagner en France la reine des Pays-Bas. i^k PROMENADE EN HOLLANDE. politesse exquise et brève des hommes du Nord, qui ne se répand pas en protestations, mais satisfait aussi- tôt le désir que vous leur exprimez. Après m'avoir remis quelques mots de laisser-passer pour le com- mandant du palais du Bois, M. de Weckherlin m'en- tretint de la France, puis il me montra les tableaux de son cabinet et entre autres un portrait de la reine, grandeur demi-nature, d'un fini merveilleux. Les boucles blondes et soyeuses descendent en grappes légères de chaque côté du visage d'une beauté ex- pressive. Mais je vais bientôt retrouver au palais du Bois un portrait en pied de Sa Majesté, d'une res- semblance encore plus frappante. En prenant congé de M. de Weckherlin, je lui offre mes poèmes cou- ronnés par l'Académie française. Je remonte dans la calèche découverte qui 'm*a conduite à travers la Haye ; bientôt je pénètre dans le bois attenant à la ville, et au milieu duquel s'élève le palais de la reine. La voiture fuyait sous les grands arbres sombres, Dont les rameaux unis formaient de longs arceaux, Et le jour projetait, au travers de ces ombres, Des arabesques d*or sur Therbe et sur les eaux. Les nymphéas dressaient leurs coupes de topaze Sur les flots sinueux enlacés aux sentiers; Et Tabeille effleurait, de son aile de g^ze. Le calice odorant des fleurs des églantiers. PROMENADE EN HOLLANDE. i2S Les biches et les daims couraient sous les ramées , Tantôt effarouchés et tantôt familiers; Les sarcelles rasaient de leurs pattes palmées Les tranquilles canaux bordés de peupliers. Dans l'épaisseur du bois, un pavillon de chasse Se montrait tout à coup avec son toit pointu , Et des lierres touffus s'enlaçaient avec grâce Au gigantesque tronc d'un vieux chêne abattu. Sous des ormes dressés, tels qu'une tente verte, Le palais de la reine est là comme un doux nid. A chaque visiteur cette porte est ouverte; C'est un seuil vénéré qu'on aime et qu'on bénit. Je m'arrête, me souvenant que les vers sont pro- scrits; et cependant la poésie seule peut rendre Fenchantement de cette résidence agreste et royale. La voiture me dépose au pied d'un perron, sur un espace sablé sans autre clôture que les arbres et les haies vives. Je me trouve 4evant la façade du palais du Bois. Ce palais n'est qu'un vaste pavillon qui fut érigé parla princesse Amélie à la mémoire du prince Frédéric-Henri, son mari. La princesse se plut à or- ner cette résidence, où elle passa les années de son veuvage. La plus belle pièce du palais du Bois est YOranje" Zaaly yaste salle octogone dont la coupole s'élève à la hauteur de vingt mètres. Au centre de cette cou- pole est le portrait de la fondatrice ; les pendentifs m PHOKENÀDE GN HOLLANDE. sont peints par Grobber et plusieurs artistes célèbres des écoles hollandaise et flamande. La principale peinture de cette salle est l'œuvre de Jordaens. C'est un immense tableau de vingt-quatre pieds de large sur vingt-sept de haut, représentant l'apothéose du prince Frédéric-Henri. Cette peinture est d'une vigueur et d'un coloris admirables; Tensemble en est grandiose, et les groupes sont disposés avec cette aisance et cette maestria dont les peintres de génie ont seuls le secret. En face de cette toile merveilleuse, voici l'œuvre de Rubens : ce sont de gigantesques cy- clopes aux postures superbes. Rubens a répandu danç pette composition hardie tput§ la ^pleadeur et toute la véhémence dç sou pinceaii* Tandis que je suis en contemplation devant ces chefs-d'œuvre de (leui^ maîtres immortels, )s^ reine traverse le salon, suivie de la grande-duçl^e^se Marie de I^ussie, de la grande-duchesse Olga, sa sœur, et du prince dç Wur- temberg, frère de la reine et ipari de la princesse • ûlga. Ls^ reine et les princesses vont s'asseoir sur une terrasse couverte d'une tepte orientale et sur laqn^le s'ouvrent les portes-fenêtres de l'Ora^nje- Zaal; c'est de ce côté que sont les- jardins. Je continue la visite du palais, et je passe de l'O- ^aiye-Zaal dans nu, magnifique salon tendu çle satin blanc brpdé d'piseaux chinois en plumes naturelles aux yiyes covfleqrs ; les rideaux des fenêtres; bprdés PROMENADE EN HOLLANDE. t27 de franges d'or, sont, ainsi que le meuble, en éloiïe pareille à la tenture. On ne saurait imaginer Tas- pect étrange et charmant de ce salon, dans lequel Tombre dés grands arbres nejaisse pénétrer qu'un jpar Toilé. Un magnifique «portrait ^n pied de la reine se trouve dans un plus petit salon tendu de bteu. La reine est debout, vétu^ 4'une robe traî- nante en velours noir; le corsage décolleté de cette robe est garpi de belles dentelles de Flandre re- haussées par des agrafes de perles fines. Sur |a blancheur du cou et des épaules et sx\v le modelé admirable des bras s'eplacent plusieurs rangs de perles ; des perles forment aussi Tornement jeune et gracieux de la magnifique chevelure blonde dont les longues boucles caressent les joues au pur çontpur. Les yeux bleu clair ont une suavité d'expression infiicible ; tout le visage est d'une beauté parfaite* Ce portrait a été fait il y a quinze ans. Dans d'autres appartements entourant rOranje-: ^1 se trouve la collection, de tous les portraits de Eimille de la maison de Nassau. Un couloir circule ^fitQur de ces appartements et les relie ensemble; j| est éclairé par de hautes fenétresi aux stores dQ fine tpn^ écrue. Tout est là d'une simplicité et d'une propreté hollandaise qui ravissent les re- gards ; pn se mire dans les parois et dans le plan- cher de ce couloir, ciré et frotté avec le soin méti- culeux du pays. 128 PROMENADE EN HOLLANDE.' On m'introduit dans le cabinet particulier de la reine, qui donne du côté du perron par lequel je suis arrivée. Sur la table de travail se groupent, parmi les livres allemands et français, les plus belles fleurs disposées en rosaces de cachemire dans des corbeilles de fine poterie allemande. Rien de délicieux comme cette façon d'arranger un bouquet : on dirait une combinaison de kaléidoscope. Devant le fauteuil sur lequel s'assied la reine, sont placés le Moniteur et la Revue des Deux-Mondes ; auprès est un ouvrage de tapisserie commencé. Cette pièce est ornée de meu- bles et de souvenirs intimes. La visite du palais terminée, je remonte en voi- ture, et, repassant à travers le bois, je gagne la route de Scheveningue ; je veux voir la mer du Nord par cette radieuse journée. La campagne que je tra- verse en me rapprochant du rivage n'est plus cou- verte par les éternelles prairies de la Hollande : ce sont des espèces de landes formées par des monti- cules de sable où croissent des saules nains ; c'est d'un aspect désolé et morne. Je laisse à gauche le village de Scheveningue, et me fais conduire au vaste établissement de bains qui dresse sur la plage sa façade monumentale. A droite s'élève le pavillon de la reine: c'est là que la famille royale vient prendre les bains de mer. Pas un arbre, pas une plante ne pousse sur ce rivage. Je descends de voiture, je tra- verse la vaste cour des bains publics, et me trouve PROMENADE EN HOLLANDE. 129 en face de l'océan du Nord, qui déroule son immen- sité devant moi. Je suis encore séparée des vagues lùontantes par une vaste étendue de sable bleuâtre, où foisonnent par milliers de jolis coquillages; j'en remplis mes poches et mon mouchoir, tout en con- sidérant cette grande mer à l'onde verte et grise, qui gémit à mes pieds avec de longs sanglots ; c'est un aspect tout difiérent de l'Océan qui borde les côtes occidentales de la France, et de la Méditerranée aux flots bleus qui m'a bercée en&nt; c'est plus triste, mais plus solennel peut-être. Pas un vaisseau ne traverse Iji solitude des vagues écumantes ; seu- lement, tout à fait vers la rive, sont quelques barques amarrées, et les petites voitures qui conduisent les baigneurs vers les flots montants. Gomme je parcours la plage, passent à cdté de moi la princesse Olga et ton mari le duc de Wurtemberg, qui vont prendre leur bain. Je ne suis pas tentée de me plonger dans cette mer si terne ; elle me paraît ^acée ; en ce moment le ciel est uniformément d'un blanc d'opale, sans transparence ; aucun rayon de soleil ne l'égayé ; malgré la tiédeur de l'air, il me semble qu'il souffle directement vers moi du pôle nord un soufQe d'hiver et de tempête. Je m'éloigne i regret de cette grande mer décolorée ; mais le jour décroit et je veux voir Scheveningue, joli village bâti à gauche de l'établissement des bains. C'est un port de pécheurs qui^ durant la saison d'été, se remplit •• 130 PROMENADE EN «OLLANDE. d'une population élégante çle baigneurs et dç bai-: gueuses. " Les femipes du peuple de Sçheveningue pqrtept un costume des plus étranges : le corsage de leur robe d'indienne remonte sous les aisselles comme celui des robes du premier Empire ; leurs jupçs sont tendues sur le ventre^ qui pousse en avant et finit par s'étendre et se dresser jusqu'à la taille raccour- cie. Grâce è^ ce costume, dès l'âge de douze ans les petites filles ont un ventre prépondérant qui fait re- bondir leur sein jusqu'au menton. On dirait que les femmes cje Sçheveningue mettent le môme soin à développer leur yentre que les Chinoises à compri-r me^ leurs pieds. Sur la poitrine ainsi façonnée se croise un fichu de niousseline ou de toile ; un lionnet de grosse dentelle ou bien des plaques d'argent couvrent la tête, qu'abrite encore un chapeau de paille aux ailes contournées, rappelant le chapequ des femmes auvergnates. Les pêcheurs de Sçheveningue ont un costume moins disgracieux que celui de leurs femmes : vêtus de drap brun, ils transportent leur poisson à la Haye dans des charrettes attelées de deux ou trois dogues; au retour, Ip conducteur prend la pU^pe du poisson. La merveille de Sçheveningue est une immense aven nue bordée d'une triple allée d'arbres : quand on vient de |a plage aride, cette fraîcheur et celle ver- dure reposent délicieusement les yeux. Je traverse PHOMEKADE EN pû{.LANI)6. 131 çn voiture ce long arceau formé par les rameaux enlacés. A gauche est la maison bâtie par le poêt^ Jacol) Gats, qui fut grand pensionnaire de Hollande. Il aimait à venir oublier dans cette retraite les fati- gues de sa charge. On a longtemps montré danç son jardin- une table de pierre sur laquelle il écri- vait ses vfirs philosophiques ; qn trqu creusé (l^ns celte table lui servait d'enqripr. La Haye a vu naître un autre poète, Jeai) secoi^d : Jç^t^Ms secundus. Je rentre dans la capitale de la Hollande par un £siubourg riant où se trouve le msignifique bazar Eu- ropéen; p'est une promenade h, copvert des plus attrayantes. Là sont rassemblés, sqqs d'élégaptes ga- leries vitrées, les plus rares et les plus charmants objets de Tinduslrie française, anglaise, allemande» et de rindpslrie orientale ¥ à côté des cristaux de Bohême et des biscuits de Saxe sont de$ tableaux ^r glapps du Japon et de merveilleuses poticl^es ^e la Chin^ ; Alger, Constantinople, Hamas et Téhéran ont là des broderies, des étoffes et des coffrets. J'a- chète une bagatelle, car la Jbourse du poëte en voyage ne peut suffire à satisfaire des fantaisies de prince, et il y a là de qyoi orner des palais. Le lendemain, je retourne à la bibliothèque re^ roercier e| saluer M. Holtrop, et je visite le cabinet deç piédailles (attenant à la bibliothèque). Getle col- lection renferme plus de quarante mille médailles et trois cents camées antiques ; parmi ces derniers, 132 PROMENADE EN HOLLANDE. je suis frappée par V Apothéose de Claudius , un des plus grands camées qui existent, et d*un très-beau travail. Dans les camées modernes, je remarque une tôle de femme expressive et méditative aux lèvres ser- rées et au nez fin : c*est Elisabeth, reine d'Angleterre. Je visite ensuite \q Palais-Royal^ résidence deFan- cienne cour, dont les jardins sont remarquables. C'est dans ce palais que le roi donne encore chaque samedi une audience pubUque à laquelle le plus pauvre de ses sujets est admis. Le nouveau palais, en face de l'ancien, a été con- struit par le dernier roi de Hollande ; il est confor- table et s'harmonise avec les monuments qui l'en- tourent. J'admire en passant la belle statue de Guillaume !•', prince d'Orange, dit le Taciturne ; elle domine la place appelée le Plein. Cette statue équestre , en bronze , est une des œuvres les plus inspirées de H. le comte de Nieuwerkerke. Je donne le reste de ma journée à ma visite au musée, qui renferme quatre cents tableaux choisis dont un grand nombre sont deRubens, de Van Dyck, de Rembrandt, de Teniers , de Paul Pottcr , de Gérard Dow , de Steen, de Wduwermans, deRachelRuysch,etc., etc. Je m'aventure plus que janlais au hasard dans cette foule illustre et nombreuse, bien sûre que mon a,dmiration ne se mésalliera pas. Je suis attirée par la pâleur ascétique d'un portrait de religieux : il est signé Philippe de Champagne^ PROMENADE EN HOLLANDE. 133 • Le Baptême de F Eunuque de la reine Candace, par Breughel de Veloms, m'arrête longtemps. Voici un petit tableau de Devigne , très-naïf et très-vivant : cinq enfants sont assis dans une cave ; l'un d'eux hume, au moyen d'un tube de paille, le vin d'un tonneau; les autres attendent leur tour avec impatience. Voici de Gérard Dow une pensive figure de fenune, couvant du regard un bel enfant endormi dans un berceau placé devant une fenêtre ou- verte. Deux portraits de Van Dyck, le duc et la duchesse de Buckingham, sont d'une distinction et d'une fierté aristocratiques dont le grand peintre a bien rendu le caractère ; les étoffes et les joyaux des habits se détachent splendidement. Un autre Van Dyck magnifique est une Judith te- nant la tête d'Holopheme. Quelque belle juive d'Amsterdam aura posé pour cette figure-là. Frank et Fourbus ont peint ensemble une grande toile représentant un bal à la cour d'Al- bert et d'Isabelle. Les figures sont de Fourbus; tous les détails des costumes sont traités de main de maître. Jordaens, dont nous avons admiré l'œuvre de gé- nie au palais du Bois , a deux grandes toiles et une troisième plus petite au musée de la Haye. Une de ses grandes compositions représente Vénus suivie de 134 PROMËNADS £N KQLUNDE. bacchantes et de satyres : certes, ce n'est point là la Vénus pudique, ni même la Vénm aphrodiie sortant des flots ; c'est une belle et ardente Vénus populaire, s'animant au milieu d'une fête païenne de l'anti- quité. L'autre composition grandiose est le Banquet des dieux de l'Olympe; ici encore, la vie circule ou plutôt déborde, et les dieux et les déesse^ jnanquent. de cette majesté sereine que leur dqnn^it Phidias. La troisième CQipposition, ()e nK)indre diniepsion, représente un faune et une jpune fiUf t^niint une corbeille de fruits. Rien d'attrayant copfipap cette belle enfant qu'enveloppe 1^ regard Uspif du faune. Je voudrais eii^porter, de ^fiéris, ce petit gargofi placé près fl'une fenêtre et lançant des huUe^ de sa- von dans l'air. Paul Potter a là son plus célèbre tableap, que nous avons possédé au Louvre, pi(is rehçlu if la Hol- lande. Dans une prairje, Uîi vacher et (^ps yaphes: c'est tout ; mais quelle vérité, quelle vigueur, quel fini! Les bôfes périrent rhertjp, Ipur flanp se meut, leurs q)£jmelle$ pçcillent; l'hQfpofip r^y^ ^\ regarde yagueq^pnt ; ^j pe^se , il va parler. La yie tressajllp dans cette toile d'un peintre mort si jeune, e^ à qui il a suffi de troiç ou qi^atre tab]paux pour se faire immortel. Saluons la Leçot^ d'anatomi$ de Rerpbiraodt ; c'est riujmitable modèle dont doivent s'inspiref tous les peintres modernes chargés 4^ décorer les salles d'une école de médecine. Le chef-d'œuvre I^ plus renon^mé de Rembraiidt est au musée de la Haye : c'est Siméon recevant Jésus au temple. La divinité future du Christ rayonne sur sa tête juvénile; tout le tableau en est éclairé. La Suzanne au bam^ du inème maître, est d'uae beaiité, sou^ la transparence ^e l'eau, qui fait se pâmer les deux vieillards* Je m'arrête devant la Cuisine gra^e de Tcni^rs, qu'on dirait inspirée pai* |labe|ais. Quelle ripaillp on fera avec tous ces mets aqioncelés et qui sont encore à l'état de nature ! \J Alchimiste^ du niêa^e peintre, est 4'un spirituar lisipe exalté ; chercher rjnçQnnu, qu^l qu'il soit, est une aspiration vers Tidéal. Le portrait de l'Arétin pap All et dont l'orifice s'épanouit en feuilles de rose. SîPra- dier l'eût vue , il en eût fait sortir un Amour aux ailes dressées. Par une fantaisie de la nature qu'on prendrait pour le travail de quelque artiste, une perle purpurine, d'un rose plus vif que tout le co- quillage, couronne la pointe de sa spirale. On dirait une goutte de sang toujours vive et fraîche; ce point plus sombre donne à la belle coquille rose quelque chose d'animé comme un œil qui s'ouvro et vous regarde. L'ami du docteur observait mon examen attentif. « Voilà le plus beau coquillage de la collection I m'écriai-je ; c'est le seul qui me feit envie et que je voudrais emporter. — Cela tient du miracle 1 répliqua le professeur. Vous avez trouvé et deviné la fameuse Cyihérée des 152 PROMENADE EN HOLLANDE. mers du Japon, qui causa la mort du malheureux Raynold. » Je regardai de nouveau le beau coquillage : il me sembla en ce moment que deux lèvres roses se des- m sînaient à son orifice et souriaient malicieusement. Je me fis ouvrir la vitrine, je voulus voir de plus près et tenir dans mes mains cette riante Cythérée^ si brûlante à l'œil , si froide au toucher, comme sa marraine Vénus sortant des flots de la mer. c Asseyons-nous ici, et tandis que je la palpe et que je Texamine en tous sens, contez-moi son his- toire, dis-je à mon guide* — Je vous demande encore une heure d'attente, répUqua l'ami du docteur. Visitons d'abord les salles du Musée égyptien ; nous passerons ensuite devant la maison de l'héroïne de mon récit ; peut-être aurez-vous la bonne fortune de l'apercevoir. Puis nous irons nous asseoir dans les serres du Jardin botanique, sous les dattiers deux fois centenaires, et là votre curiosité sera satisfaite. » Je le suivis sans objection, me disant que sa façon de procéder, toute semblable à celle de son ami le docteur, était sans doute particulière à l'es- prit hollandais. Avant de replacer dans sa vitrine la belle Cythérée, j'avais posé mes lèvres sur sa chair glacée, comme je suis toujours tentée de le faire sur les reliques si rares de l'amour que le hasard fait passer sous mes yeux : que ce soit une lettre PROMENADE EN HOLLANDE. 153 ■ émue et encore toute brûlante de quelque femme qui n*est plus, ou quelques bijoux échangés et portés par deux êtres qui s'aimèrent; sur chaque vestige enfin qui atteste l'amour et la souffrance. Le Musée égyptien de Leyde est rempli d'une foule d'objets qui nous initient aux usages de la vie intime d'un peuple étrange. Ce sont des instruments de musique, des tablettes et des papyrus, de magni- fiques sarcophages avec leurs momies parées d'or et de pierreries; puis ce sont des statues de divinités indiennes de grandeur colossale, qui remontent aussi à une incommensurable antiquité. L'art égyp- tien et l'art indien sont de la même famille , et en voyant leurs œuvres rapprochées on constate en- core mieux cette parenté. Après la double visite du Musée d'histoire naturelle et du Musée égyptien , l'aimable professeur qui me sert de cicérone me fait monter dans une jolie ca- lèche anglaise découverte, où je me repose molle- ment, tout en achevant « de parcourir la ville. Nous nous rendons au Jardin botanique. Avant d'y arri- ver, l'ami du docteur me fait remarquer une belle rangée de maisons qui s'élève au bord d'un canal ombragé par de grands frênes. Aux fenêtres de la plus élégante de ces habitations, se meuvent les pe- tites glaces carrées à cadres noirs dont j*ai parlé. Tout à coup le store vert et rouge d'une fenêtre du rez-de-chaussée de cette belle maison oscille et se . . i54 PROMENADE EN HOLLANDE. dresse à moitié, et une tète brone de jeune femme ainsi qu'mie tète blonde d*enfant se montrent au- dessous. c Elle a reconnu ma voiture reflétée dans le mi- roir, me dit le professeur, et comme toujours elle prend un méchant plalèir à se montrer à moi dans sa beauté et dans sa joie. Eh bien donc, examinez- la tout à votre aise. » Et se tournant vers le cocher, il lui donna Tordre d'aller au pas. Je vis une femme qui pouvait avoir vingt-quatre ans ; sa taille était superbe, et le modelé de son cou d'une grâce infinie. C'était une brune aux grands yeyx bleus, voilés de cils noirs ; son teint blanc avait un vif incarnat ; elle souriait toujours en dilatant ses narines, et ses lèvres roses épanouies semblaient savourer la vie. Ses épais cheveux étaient arrondis en doubles torsades vers la nuque, et retenus par un beau peigne d' écaille blonde. Ses bras potelés et roses, ses petites mains aux doigts finement allongés, se jouaient dans de larges manches de dentelle. En ce moment, aes doigts migiions piquaient des bluets dans les tresses blondes de la ravissante en- fant, debout sur un tabouret, placée devant elle; elle paraissait absorbée par cette occupation, ou plutôt par ce jeu maternel. L'ami du docteur me dit tout bas : < Elle nous voit. » Et il là salua en passant. EUe lui rendit froidement son salut, et son PROMENADE EN HOLLANDE. i55 regard s'arrêta sur moi. Ce regard était profond et froid comme mi abîme; il me ât penser au gouffre de la Porte-Blanche. La Yoiture tourna et me déroba la jeune femme. Nous étions arrivés à la grille du Jardin botanique ; le professeur de TUniversité de Leydc m'en fit re- marquer toutes les plantes , rangées par ordre d'après la double classification des systèmes de Linnée et de Jussieu. Les plantes des deux Indes» la cannelle, la chinine, le coton, le café, le bois d'acajou, sont cultivés dans des serres. Dans la plus grande et la plus ornée sont les deux dattiers, plantés là il y a deux cents ans. Nous nous assîmes à leur ombre tiède et tranquille, et l'ami du docteur commença son récit. La jeune femme que vous venez de voir, me dit-il» a eu pour père un des derniers conserva- teurs du Musée d'histoire naturelle. Le docte Van Dolûus était bien le type le plus accompli du Hol- landais sédentaire, qui, pour tromper l'ennui du climat et d'une société restreinte, cherche dans l'art et dans la science un de ces amours profonds, absorbants, et pour ainsi dire rongeurs, où se con- centrent toutes les facultés et tous les sentiments. C'est cette passion qui a fait Rembrandt et Téniers, Spinosa et Scaliger, et nos illustres collectionneurs d'animaux ^ d'insectes , de coquillages et de fleurs^ 156 PROMENADE EN HOLLANDE. En eux la réflexion et la patience équivalent à l'in- spiration et au génie. Le conservateur Van Dolfius avait fait des études très-étendues en histoire naturelle. D se passionna pour les coquillages, et la collection si complète que vous avez vue a été rassemblée par lui ; il l'a léguée, en mourant, à la ville. Il a laissé aussi plusieurs traités manuscrits sur cette branche de l'histoire naturelle ; sa fille a négligé de les publier, ce qui doit fort irriter l'ombre du brave homme dans l'au* tre monde. Pour apaiser ses m&nes, l'Académie de Leyde, en vraie fille de la science, doit se substituer à la fille mondaine du défunt. Yan Dolfius ne s'était marié qu*à quarante ans. Tout entier à sa chère et tranquille passion , il eût même achevé sans regret sa vie dans le célibat, s'il n'avait rencontré une docte fiUé de trente ans, héri- tière d'un vieux professeur, et qui avait pour les in- sectes un culte égal à celui que Yan Dolfius avait pour les coquillages. Les deux époux associèrent leurs études et leurs collections et ne changèrent presque rien à leur vie en la mêlant. Ce fut pour eux un événement étrange et inattendu, disaient-ils ingénument, que la naissance d'une petite fille que Mme Yan Dolfius mit au monde après un an de mariage. Cet enfant poussa et grandit sous. les yeux pater- nels et maternels , sans beaucoup préjoccuper ses PROMENADE EN HOLLANDE. 157 parents ; une robuste nourrice d'abord, puis une honnête gouvernante, et enfin une sémillante institu- trice française, soignèrent et élevèrent la gentille Sulpicia. La mère, toujours en recherche de quelque petit animal ailé ou rampant, le père rêvant caver- nes et plages marines où les coquillages se forment et viennent échouer, avaient peu de loisir pour ca- resser l'enfant et s'apercevoir de sa grâce. On la laissait croître librement, sans direction , com- blée de tout ce que donne la fortune, mais sevrée de ces caresses morales qui rendent l'âme plus ten- dre. L'enfant, livrée aux soins des domestiques, de- vint volontaire et tyrannique : on la conduisait souvent au dehors, afin de ne pas troubler les tra- vaux du père et de la nière ; elle se passionna pour* les promenades, les spectacles en plein vent, et, dès l'âge de huit ans, elle montra pour la parure un goût si vif qu'elle exigea qu'on lui mit toujours les modes françaises les plus nouvelles et les plus re- cherchées. Mme Van Dolfius, vêtue en toute saison de son sarrau de soie noire, et le bon Yan Dolfius, portant toujours chez lui comme une peau naturelle sa douillette en soie marron , en voyant à l'heure des repas cette jolie petite fille frisée, pomponnée et droite comme une poupée sur son champignon de bois, se prenaient à la regarder ainsi qu'ils au- raient fait d'une curiosité scientifique , puis ils se disaient en riant: « En vérité, est-ce bien nous qui 158 PROMENADE EN HOLLANDE. rayons faite ?» Et véritablement le doute leur était permis : Tenfant se dételoppait splendidement et était déjà comme une ébauche ravissante de la beauté parfaite que vous avez vue tantôt ; en revan- che, rien de pâle, de courbé, de sec et d'osseux comme le docte couple ! Comment une telle fleur avait-elle pu sortir de ces deux parchemins ? Sans doute le père et la mère créent l'enfant ; mais le lait de la nourrice, l'hygiène, le grand air, les soins, le contact de tous les êtres qui l'approchent, lui donnent une seconde vie et le métamorphosent. De quelle façon fut élevée cette jeune iille si absolue et si vivace entre ces deux momies? vous pouvez le deviner. M. et Mme Van Dolfius ne vivaient plus que de la vie intérieure de la science ; tout bruit du dehors leur était importun; doux, passifs, et entièrement absorbés par leurs trarvaux , ils laissaient à tout ce qui les entourait une entière liberté ; pourvu qu'on ne touchât point à leurs li- vres et à leurs manuscrits, surtout aux précieuses et innombrables vitrines qui contenaient leurs col- lections, ils étaient les maîtres les plus débonnaires du monde ; ils faisaient largesse de leurs revenus, et il n'est pas de fantaisie ruineuse que leur fille n'ait pu satisfaire en grandissant. L'institutrice qu'on lui donna était une personne expérimentée, d'un physique agréable et de manières distinguées, quoi- qu'un peu libres. Elle avait fait plusieurs éducations PROMENADE EN HOLLANDE. 159 à Paris, dans ce que vous appelez le faubourg Saint- Germain ; elle excellait à façonner une jeune fille aux élégances du monde, à l'art de la toilette, à la science de la coquetterie: entre ses mains, une femme devenait une de ces brillantes inutilités de la vie, qui plaisent comme un beau meuble, un joyau rare ou un tableau de prix. Sous cette direction sans contrôle, la petite Sul- picia avait grandi en beauté, en esprit pétulant et impliable. Son institutrice était pour elle ime jeune mère complaisante et rieuse, une compagne, une amie intime; tandis que sa vieille mère^ comme elle appelait Mme Van Dolfius, lui était presque étrangère. Chaque soir, à leur coucher, l'institutrice et l'é- lève combinaient ensemble les parties de plaisir, les toilettes, les promenades et les emplettes pour le lendemain. Nos deux vieux époux collectiouneurs n'y mettaient jamais obstacle. L'institutrice avait plus de trente ans ; elle était pieuse et réservée, di- sait à ses amis Mme Van Dolfius, qui l'en croyait sûr parole ; elle pouvait donc en toute sécurité lui confier sa fille. C'est elle qui accompagnait Sulpicia chaque dimanche au Temple, elle qui la conduisait le soir^ns des familles amies, chez lesquelles tour à tour se léunissaient les jeunes filles de l'aristocratie de Leyde ; parfois même elles allaient ensemble au spectacle ou dans les concerts publics : toutes les deux 160 PROMENADE EN HOLLANDE. parées, joyeuses, émancipées et ne demandant à la vie que plaisir et gaieté. L'institutrice avait comme une seconde jeunesse sciemment savourée, et elle, la belle et fougueuse Sulpicia , dévorait insoucieuse sa première et folle jeunesse, se précipitant au gré de ses instincts et de ses caprices. Elle avait facilement obtenu de son père et de sa mère qu'elle donnerait chaque semaine une petite fêle à ses amies. D'abord les jeunes filles seules en firent partie ; insensiblement les frères et les cou- sins furent admis , puis quelques étrangers , parmi lesquels les plus spirituelset les plus beaux étudiants de l'Université de Leyde. Vous avez remarqué tantôt, durant notre prome- nade, l'aspect tranquille de cette ville. Elle a conte- nu autrefois cent mille âmes, et elle n'en a plus que quarante mille ; de là tant de rues et tant de canaux presque déserts, tant de vastes maisons qui n'ont qu'un petit nombre d'habitants. Dans les quartiers aristocratiques, c'est la solitude, le silence, et par- tant la liberté ; tout le monde se connaît ou se re- connaît, et c'est des fenêtres aux passants la double gymnastique des miroirs et des stores que vous avez constatée vous-même dans la rue de l'Hôtel-de-Ville. Les étudiants sont l'élément actif, le courant jeune et vivifiant de la cité un peu somnolente ; tout fils de bonne famille, bien tourné et habillé à la fran- çaise, cherche dès son arrivée à Leyde à y lier quel- PROMENADE EN HOLLANDE. 161 que intrigue romanesque et platonique. Cela com- mence presque toujours par les promenades dans les rues et le jeu des miroirs ; puis viennent les ren- contres dans les jardins publics et dans les églises, enfin les présentations dans les salons aristocratiques» qui amènent les rapprochements désirés. Il y a huit ans, à l'époque où se passa cette his- toire, les deux plus charmants étudiants de TUni* versité de Leyde étaient sans contredit Ray nold et Hermans. Le premier était plus sentimental que le second. Tous deux étaient beaux, intelligents, et ap- partenaient à de riches familles. Tous deux s'épri- rent à la fois de la belle Sulpicia, et ce fut un défi et une lutte à qui l'obtiendrait. Us restèrent cama- rades tout en étant rivaux, car chacun d'eux était plein d'espérance ; ils étaient reçus dans les maisons où allait la jeune fille, et ils le furent bientôt chez elle. Elle les traita avec une égale tyrannie rieuse et enlaçante ; les irritant de la parole, les agaçant du regard, les enivrant du sourire, et les tenant constamment en laisse comme deux beaux lévriers avec lesquels on se platt à jouer. Quand son institu* trice lui demandait : « Lequel aimez-vous ? » elle répondait : « Je n'en sais rien, mais je veux me les soumettre tous les deux ; il sera toujours temps de me prononcer un jour. » Et la dangereuse enfant redoublait de séductions et d'empire. Chaque matin elle s'éveillait avec un esprit plus vif, plus provo- 462 PROMENADE EN HOLLANDE. quant, et inventait des toilettes plus attrayantes; elle étudiait sans cesse l'art de se vêtir, de se coiffer et de se poser, et l'on aurait dit pourtant que la nature faisait seule les frais de ses plus savantes combinaisons. L'institutrice lui avait donné en ce genre les leçons les plus consommées. C'était chaque jour une nou- velle et étrange coiffure qui la rendait plus belle. Cependant Van DolOus et sa biiarre moitié conti- nuaient leur vie de mineurs obstinés de la science. Un jour, ils apprirent que deux caisses leur arri- vaient de Batavia, l'une renfermant de précieux co* quillages, l'autre de rares insectes. Ils firent atteler leur vieux carrosse, et tous deux allèrent à Amster- dam à la rencontre de ces merveilleux envois. Ils voulaient qu'un transport doux et tranquille les pré- servât de tout choc et de toute avarie. Avant de par- tir, ils fermèrent à double tour la porte du grand cabinet d'étude où étaient alignéesles Vitrines pleines d'insectes et de coquillages. Cette précaution éveilla la curiosité et la fantaisie de Sulpicîa ; à peine la lourde voiture, qui datait du règne de Louis XIV, eut-elle fait quelques tours de roue, que la despo- tique enfant dit à son institutrice : « Je veux voir ce qu'ils cachent dans cette vilaine chambre toujours fermée ; peut-être y trouverons- nous des bijoux et des dentelles anciennes que nous pourrons mettre ce soir. » PROMENADE EN HOLLANDE. 463 Aussitôt l'institutrice et l'élève complotèrent, avec les domestiqués, qui étaient leurs esclaves, Fouver- lure de la porte. Un serrurier habile fut appelé et fit jouer la serrure sans la briser. On lui donna l'ordre de venir la refermer quelques heures après , et les deux femmes se précipitèrent dans la salle tran- quille. Elles furetèrent en vain dans tous les meubles ; elles n'y trouvèrent que des paperasses et des livres. Dépitées, elles se mirent à examiner avec dédain les collections d'insectes et de coquillages. Une petite vitrine ronde, isolée, et supportée, comme un guéri- don, par un pied d'ébène sculpté, attira tout à coup l'attention de Sulpicia. Elle aperçut à travers la glace, sur un coussin de moire blanche, une belle coquille rose f plus petite, mais en tous points semblable à celle que vous avez vue au Musée d'histoire natu* relie. Au bas du coussin était cette inscription en lettres d'or : Cyikérée rose des mers du Japon; le plus rare et le plus précieux des coquillages. « Tiens ! s'écria Suplicia, voilà donc un objet de prix ! On dirait un capricieux camée de corail rose 1 ce serait d'un bon effet au milieu d'un diadème S » Et faisant jouer un ressort, elle ouvrit aussitôt la vitrine. Elle prit du bout des doigts la frêle et belle coquille ; puis» s'approchant d'une vieille glace de Venise, eUe la posa perpendiculairement au-dessus de son front. « Nous pourrons la fixer avec du velours rose, 164 PROMENADE EN HOLLANDE. dit rinstitutrîce en s'approchant, ce qui fera à mer- veille dans vos cheveux noirs. » La jeune fille fit une signe de tète affirmatif ; le beau coquillage glissa , rebondit sur les dalles de marbre, et , comme une rose qui s'efifeuille , les joncha de plusieurs fragments délicats de son orifice dentelé. L'institutrice eut un mouvement d'épouvante. Elle avait deviné Fâpreté de la passion exclusive des deux époux. « Bah! dit Sulpicia en riant, il n'y a pas grand mal : remettez la coquille d'aplomb sur sa couche, ils n'y verront rien. » Et, tandis que l'institutrice enfermait la Cythérée mutilée dans la vitrine, elle poussa du'pied les écail- les roses dans le foyer. Le surlendemain, quand les deux absents revinrent, ils ne songèrent d'abord qu'au déballage de leurs caisses ; mais les caisses ouv^tes, il fallait s'occuper du classement des nouvelles merveilles qu'elles con- tenaient. Il y avait parmi les coquillages une conque azurée et vermeille d'une extrême rareté, que Van Dolfîus jugea digne d'être placée au-dessous de la Cythérée rose dans la même vitrine. Il ouvrît avec componction cette vitrine vénérée et allait y déposer son nouveau trésor, lorsque ayant jeté un regard à sa belle et bien-aimée Cythérée ^ il s'aperçut de l'in- jure qu'elle avait reçue. Un cri perçant lui échappa! PROMENADE £N HOLLANDE. 165 Sa femme en tressaillit dans ses entrailles; elle laissa tomber un beau papillon pourpre qu'elle tenait à la main, et dont les deux ailes se déta- chèrent. Cependant les clameurs et les imprécations du bon Van Dolfius redoublaient ; il tournait autour de la vitrine et faisait avec des exclamations entrecou- pées réloge du coquillage brisé, conlme jadis les Grecs de leurs héros morts. « La Cythérée des mers du Japon, s'écriait-il, un coquillage imique qu'aucune collection du monde ne possédait, une merveille de grâce et de forme I un joyau plus rare que le Régent ou Témeraude du roi de Delhi ! » . Puis ses cris, ses plaintes et ses menaces contre le coupable destructeur recommençaient. La maison en fut remplie; les domestiques s'ef- frayèrent et se cachèrent ; l'institutrice dit à Sulpi- cia : « Voilà l'orage qui gronde ! — Eh bien ! répliqua l'audacieuse enfant, je l'af- fronterai seule. » Et , d'un bond , elle s'élança dans le cabinet et vint se placer en face de son père. « Parle ! parle ! lui dit celui-ci en secouant son beau bras rose et nu de ses doigts décharnés, quel est le voleur, l'assassin qui s'est introduit ici pour mutiler cette fleur de beauté ? » i66 PROMENADE EN HOLLANDE. Sulpicia crut que son père devenait fou. « S*agit->il de ce coquillage? dit-elle en riant. — Oui, répliqua le pauvre homme éperdu, du rêve et du bonheur de ma vie, maintenant outragé et détruit. Ah ! si je tenais celui qui m'a frappé au cœur ! — Ëh bien! atteignez -moi, s'écria Sulpicia en gambadant follement, car c'est moi qui ai fait le crime. » Et elle se mit à tourner comme un écureuil au- tour de la vitrine. « Quoi, c'est toi! exclama, pâle et immobile de colère, le savant désespéré; sors, misénablc 1 car si tu n'étais pas ma fille , je te tuerais ! > . En prononçant ces mots, Van Dolfius s'affaissa dans les bras de sa femme, qui comprenait sa dou* leur. « Eh ! mon Dieu, on vous la rendra, votre Cyiké^ rée des mers du Japon , s'écria Sulpicia du seuil de la porte, et s'il vous faut un plongeur pour aller la chercher, j'en trouverai un. » Et elle disparut. S'il avait été seul en ce moment. Van Dolfius se- rait peut-être mort de saisissement et de colère ; mais sa femme le sauv&en partageant son indigna- tion et en prenant sa part de son chagrin. Cepen- dant le coup fut si rude, qu'il en tomba malade et ne voulut pas, durant deux semaines, revoir la ter* PROMENADE EN HOLLANDE. 167 riblc enfant. Mais quand 41 revint à la vie, le souve- nir et le regret de la belle Cythérée rose se réveillè- rent plus vivaces; et, comme l'homme qui perd une femme qu*il aime et qui n'en meurt pas de douleur est entraîné par la nature à en chercber une autre , dont se repaisse sa passion, ainsi son ardent désir se ranima à Tidée qu'il serait possible de retrouver une nouvelle Cythérée rose des mers du Japon. Les dernières paroles prononcées par Sulpicia lui revinrent alors comme un écho ! « Saurait-elle, en eflct, se demandà*t-il, où se cache un pareil trés.or ? Oh ! si c'était vrai, je lui pardonnerais ! >» Disposé à l'indulgence par celte espérance, il la fit partager à sa femme ; et tous deux à l'instant même mandèrent en leur présence la folle jeune fille. Elle n'avait rien changé & ses habitudes et à sa riante humeur; peu touch&e d'un désespoir dont elle ne comprenait pas la portée, elle avait continué à visiter ses amies et à les recevoir. Chaque jour elle avait revu Hermans et Raynold et les avait pas- sionnés de plus en plus pour sa beauté et ses grâces coquettes. Ils lui répétaient sans cesse et tour à tour, dans des paroles presque identiques, leur amour de plus en plus vif et profond. Pour se faire aimer d'elle, pour l'obtenir un jour, ils étaient prêts à jouer leur vie, à subir toutes les épreuves, à affronter toutes les douleurs, même celle de l'absence, si elle 168 PROMENADE EN HOLLANDE. • désirait , par quelque caprice , une fleur, un tissu , un bijou des contrées lointaines, qu'ils dussent aller lui chercher I Ils s'exaltaient en lui parlant et s'en- flammaient jusqu'au délire à son regard et à son sourire toujours un peu railleurs. Gomme à chaque entrevue les mêmes tendres «protestations recom- mençaient, elle surnomma les pauvres amoureux ses deux échos monotones. En jetant à son père les quelques mots d'espoir qu'avait recueillis le bonhomme sur la possibilité de retrouver une Cythérée rose, Sulpicia s'était instinc- tivement souvenue du dévouement d'esclave d'Her- mans et de Raynold ; et, quand son père l'appela au- près de lui et lui demanda si ce qu'elle avait dit n'était point une méchante ironie ajoutée à sa mé- chante action, elle répondit avec une certitude qui épanouit le cœur du docteur : « Oui, mon père, il dépend de vous d'avoir avant un an un beau coquillage tout semblable à celui que vous regrettez. Il est à Leyde deux jeunes gens éper- dument amoureux de moi (elle nomma Hermans et Raynold); vous connaissez leurs familles, ils sont tous deux riches et nobles, et vous accorderiez à l'instant ma main à celui des deux qui vous la demanderait. Eh bien! laissez-moi réparer le mal que j'ai commis, laissez-moi leur imposer pour con* ditîon d'aller au Japon et de vous en rapporter une autre Cythérée rose ! Je suis certaine qu'à mon com- PROMENADE EN UOLLANDE. iGO mandement l'un des^deux (et peut-être tous les deux) s'embarquera dès demain. » A ce petit discours prononcé d'une voix très- nelle, les doctes époux s'écrièrent à la fois en. re- gardant presque tendrement leur fille : — C'est un démon d'imagination ! — Py consens, ajouta le père, mais qu'ils partent vite.... — Et reviennent tôt, s'écria Sulpicia en riant ; soyez tranquille , mon père , ils seront encore plus pressés que vous d'échanger contre ce coquillage adoré votre vilaine enfant. » Et elle sortit dans une attitude triomphante. A l'instant même, elle convia pour le lendemain toute la brillante jeunesse de Leyde qui composait sa société habituelle. Il s'agissait d'entendre dans la vaste serre de la maison des chanteurs allemands nouvellement arrivés , et qu'on vantait beaucoup. Cette petite fête de jour fut savamnient improvisée par Sulpicia, aidée de son institutrice. J'étais au nombre des invités et je fus ravi , en entrant dans la serre, du délicieux coup d'œil qu'oflraient la fraî- cheur et la beauté de toutes ces jeunes filles parées se groupant au milieu des fleurs. Sulpicia "était la plus éclatante de toutes. Elle se tenait debout près de la vasque de marbre blanc du milieu de laquelle une statue d'Hébé faisait jaillir une eau tiède. Plus belle que la déesse de la jeunesse, elle était drapée 297 h i70 PROMENADE EN HOLLANDE. dans une robe de inoasseIine«de Tlnde qui laissait à découvert ses bras purs et son cou d'une rondeur élancée; elle avait dans ses cheveux noirs des fleurs naturelles de cactus pourpre. Je vis tressaillir, en la saluant, Hermans et Raynold, que j'accompagnais. Ce dernier devint d'une pâleur livide quand elle tendit sa main à l'autre ; mais elle, comme si elle eût deviné et qu'elle eût voulu guérir aussitôt cette blessure éphémère, alla s'appuyer au bras de Raynold et lui dit : « J'ai à vous parler. » Elle le conduisit sous un palmier qui déployait ses larges feuilles au haut delà serre. Je pus juger, à la physionomie de Raynold, de l'agitation passion- née que lui causaient ses paroles. Tout à coup elle s'éloigna de lui et revint près d'Hermahs, qui les observait avec dépit; elle prit alors le bras de celui-ci et fit plusieurs fois avec lui le tour de la serre. Elle semblait lui parler avec plus d'animation encore qu'à Raynold ,. mais le visage d'Hermans restait calme et je ne pus y lire ses pen- sées. Elle le quitta brusquement, comme elle avait quitté le premier. Dès lors elle ne s'occupa plus d'eux durant toute la fête, elle évita même leur regard. La musique commença ; la suavité des voix ajouta une beauté de plus à ce magique ensemble. C'était un mélange harmonieux de chants, de par- PROMENADE EN HOLLANDE. 171 fums, de gazouillements d'oiseaux, de murmures de femmes et de bruit d*eau tombante. Chacun en emporta une image radieuse. Je sortis avec mes deux amis Hermans et Raynold ; ils me promenèrent longtemps à travers la ville , restant silencieux tandis que je les plaisantais sur leur amour. Nous allâmes dîner ensemble à Tau- berge du Lion, dans cette môme salle où vous m'avez reçu ce matin. Comme cela arrive souvent aux hommes qui se réunissent à table dans le chagrin ou dans la joie, ils burent tous deux pour s'étourdir, et bientôt leurs préoccupations s'épanchèrent en paroles. Raynold dit à Hermans : « Tu sais que c'est un duel entre nous, mais un duel sans armes, un duel à qui l'obtiendra par plus de sacrifices et d'amour : il ne faut la devoir qu'à elle-même, et que celui qu'elle préférera devienne le vainqueur sans que le vaincu murmure et s'en irrite. — C'est juste, répliqua Hermans ; elle est la maî- tresse de nos destinées, et je m'en remets de la mienne à son cœur. — Es-tu prêt ^ passer pour elle par le fer, le feu et l'eau? Es-tu prêt à subir toute épreuve qu'elle l'imposera, fût-elle absurde et extravagante? — Ah! ah! voilà que tu te trahis, reprit Hermans d'un air sardonique; eh bien! je serai communicatif 172 PROMENADE EN HOLLANDE, à mon tour : elle t'a demandé comme à moi d'aller à la conquête de la Cythérée rose des mers du Japon? — Et que comptes-tu faire? s'écria Raynold en s'enQammant. — C'est mon secret, répondit froidement Her- mans, et tu ne le sauras que si tu me fais connaître toi-même ta résolution. — Oh! je n'y mets pas tant de mystère; ne faut-il pas d'ailleurs que la chose éclate? Je partirai de- main, puisqu'elle le désire. — Bah ! propos de table , répliqua Hermans tou- jours maître de lui: t'es-tu engagé avec elle? a-t-elle reçu ton serment? — Elle ne ni'en a pas laissé le temps, repartit Raynold. — C'est comme à moi, murmura l'autre; elle m'a quitté après m'avoir dit à quel prix j'obtien- drais sa main. — Tu vois bien que c'est plus que jamais un duel, ajouta Raynold ; ainsi donc, nous partons tous deux ; elle sera à celui qui réussira. >• Sa surexcitation était à son comble. Il se leva et s'approcha du bureau que je vous aï montré, et se mit à écrire. < Que fais-tu là? lui dit en riant Hermans. — Je signe mon engagement. — C'est donc sérieux ? PllOMËNADË EN HOLLANDE. 173 — Mais, pour toi, cela ne Fest-il pas ? — Mol, je reste. — En ce cas, merci ! car elle est à moi, répondit Raynold en. sautant au cou d'Hermans. — Comment Tentends-tu? fît ce dernier. — Elle m'engage sa foi et celle de son père, et elle n'y faillira pas. » Hermans, qui s'était approché de la fenêtre, tam- bourinait sur une vitre et il y écrivif le fameux dis- tique de François I" : Souvent femme varie^ etc. Raynold ne l'entendit pas et ne le vit point ; il met- tait sous enveloppe la promesse qu'il venait d'é- crire. Je voulus en vain l'empêcher de l'envoyer à Sulpicia. Il s'écriait dans son agitation fébrile : « Ah ! tu veux entraver mon bonheur ! tu n'es pas mon ami, tu fais des vœux pour Hermans I » Quand sa lettre fut cachetée, il sonna un domes- tique et la fit porter à la fatale jeune fille. Quelques jours après, il s'embarquait à Amster- dam. Son absence dura près d'un an, durant lequel Sulpicia ne cessa pas de se distraire et de voir Her- mans. Le préférait-elle au romanesque voyageur? rien ne l'annonçait. Je crois bien que son cœur n'a jamais battu d'amour et n'en battra jamais pour personne. Seulement, elle les trouv{iit tous deux sé- duisants, et elle les eût indifféremment acceptés l'un on l'autre pour mari. 174 PROMENADE EN HOLLANDE. Enfin Raynold annonça son retour; il revenait avec la fameuse Cythérée rose, retrouvée à grand*- peine sur les côtes les plus éloignées du Japon ! Quels travaux ne lui avait pas coûtés cette mer- veille 1 A quels périls ne Favait-elle pas exposé, et à quel prix, grand Dieu! Tavait-il conquise? Cette der- nière phrase ouvrait à l'esprit de Sulpicia des hori- zons de doute; que lui était-il donc arrivé? Un mois avant son retour, elle perdit sa mère. Mme Van Dolfius mourut victime de la science: un jour d'été, elle vit dans la campagne de Leyde, sur un canal abandonné où pourrissaient des cha- rognes, une grosse mouche qui lui parut d'une es- pèce inconnue. Elle se saisit avec dextérité du bour- donnant insecte, qui lui fît à la main une piqûre. C'était une mouche charbonnée. La gangrène se ré* pandit rapidement dans le sang : la pauvre femme mourut vite et presque sans douleur. Van [Dolfius reçut de cette perte une blessure mortelle ; son âme en fut à moitié paralysée ; sa vie se dédoublait ; celle qui l'avait complétée n'était plus là. A qui désormais confier ses observations et ses découvertes? Il se sentit tellement seul dans le monde qu'il désira mourir. * L'arrivée de Raynold sembla pourtant le ranimer un peu. Quand il tint dans ses mains le beau co- quillage rose , cette Cythérée si parfaite et si pure que vous avez touchée ce matin, il fut pris d'un ra- PROkENADE EN HOLLANDE. 175 yjssement extatique; elle était aussi parfaitement belle que l'autre, plus belle encore et un peu plus grande : elle avait, en outre, ce petit point rouge au bout de sa spirale qui la faisait ressembler à un jeune sein de vierge. C'était un grain de beauté, une rareté inouïe qui inspirait au vieillard des trans* ports juvéniles. « Oh ! ma fille est à toi ! » s'écria-t-il en pres- sant Raynold dans ses bras. Sulpicia était présente à celte scène et l'observait ' froidement. « £h quoi! dit Raynold au savant, malgré ce gui m'est arrivé vous tiendrez votre parole î — Et que t'est-il donc arrivé, mon pauvre en- fant? reprit Van Dolfius, qui n'avait d'yeux que pour son coquillage. — Vous ne voyez donc pas qu'il est borgne et dé- figuré? » dit violemment Sulpicia. Un jour qu'il avait été jeté par une trombe sur des rochers nus, il s'était fait à la tête une horrible blessure. Son œil tomba sanglant de l'orbite aux chairs déchirées ! Sulpicia était sortie sans écouter son père qui la rappelait. Depuis ce moment, elle ne voulut jamais revoir Raynold. Van Dolfius disait à celui-ci pour le con- soler : « Sois tranquille, tu as ma parole et je n'y faillirai 176 PROMENADE EN HOLLANDE. pas. Je te dois la dernière joie de ma vie, une des plus vives; tu seras mon gendre; il faudra bien qu'elle cède ! » Mais ce fut lui, le bon vieillard, qui céda tout à coup à la mort. Déjà à moitié détruit par la perte de sa femme, il eut une joie et un retour à la vie trop vifs en retrouvant sa chère Cythérée; il en mourut. Le lendemain de sa mort, Raynold, comprenant bien qu'il n'avait plus de recours, que toute espé- rance était vaine et que Sulpicia serait inflexible, se précipita dans le Rhin près de la Porte-Blanche. Un an a^rès, l'étrange fille épousait Hermans. J'assistai à son mariage ; j'osai lui parler de Ray- nold et lui faire quelques reproches. Œ Croyez-vous , me dit-elle simplement , que si j'avais perdu un œil il aurait voulu de moi? » Je n'osai lui répondre : peut-être avait-elle raison. A force d'égoïstes injustices et d'abandons amon- celés par nous depuis des siècles , nous avons fini par apprendre aux femmes à réfléchir et à prati- quer la loi du talion ; la crainte d'être dupe de son -cœur fait qu'on dessèche la vie. « Vous desséchez ainsi un lac dans vos contrées, répondis-je; mais, pour poursuivre cette comparai- son, ce dessèchement qui supprime l'amour met à sa place une fertilité tranquille , comme dans ces belles contrées qui succèdent à vos lacs; n'avez- PROMENADE EN HOLLANDE. 177 VOUS pas VU tantôt cette jeune femme au cœur froid? elle avait Tair d'une radieuse mère. » Nous quittâmes l'ombre des dattiers et la serre à la tiède température où nous nous étions assis. Quand nous fûmes remontés en voiture, Tami du docteur donna Tordre à son cocher de nous con- duire autour de la ville. « Où me menez-vous donc? lui dis-je. — Au moulin où est né RemWandt, » répliqua-t-il. Leyde, comme toutes les villes de la Hollande, est entourée de moulins à vent. Nous passâmes , sans nous y arrêter, devant plusieurs qui agitaient dans les airs leurs grandes ailes. Enfin la voiture longea la rive gauche du canal du Rhin, et j'aperçus un moulin de briques rouges qui avait un air. de vé- tusté : c'est là qu'était né le grand peintre. En ce moment, le soleil couchant éclairait le faite et les ailes du moulin, à la façon dont Rembrandt l'aurait fait lui-même dans un tableau. « Leyde, me dit le professeur, a vu naître encore plusieurs de nos peintres célèbres : Otto Venius, maître de Rubens; Jean Steen, Gérard Dow, Van de Welde et Miéris ; elle se glorifie aussi d'avoir eu pour enfants les Elzevirs, dont nous possédons quel- ques belles éditions à la Bibliothèque. » Nous rentrâmes dans Leyde, et, arrivés à la porte de l'auberge du Lion, mon aimable guide prit congé de moi. 178 PROMENADE EN HOLLANDE. Je devais partir le lendemain malin pour Har- lem. A mon réveil, je fus frappé du silence absolu de la rue; pas un crieur de fruits ou de légumes ne se faisait entendre. Un régiment passa; sa musique ne jouait point et les baguettes des tambours res- taient immobiles sur le parchemin tendu. Je de- mandai la cause de ce silence. < Une jeune femme vient d*accoucher dans la maison voisine, me ré- pondit-on, et tous les passants respectent son re- pos. » Je trouvai cet usage touchant et digne d'un peuple chevaleresque et bon. Gomme je me rendais à pas lents au chemin de fer dans une vigilante chargée de mes malles, je vis dans une rue un homme entièrement vêtu de noir, en culotte courte et en rabat, et ayant un long crêpe à son chapeau ; il frappait à la porte de plu- sieurs maisons, s'y arrêtait quelques secondes et continuait sa route. Je voulus savoir quel office remplissait cet homme. J'appris qu'à chaque mort survenue il allait en porter la nouvelle aux parents et aux amis du défunt. Ce messager funèbre s'ap- pelle Aanspeker. C'est ainsi qu'en passant le voyageur saisit tou- jours quelques traits nouveaux de la physionomie d'un pays. PROMENADE EN HOLLANDE. 179 V . Harlem. — Lac desséché.— Amsterdam. —Monuments.— Sardam. — Ile de Marken. — Document inédit sur Alkmaer. Je m'éloignai de Leyde à regret : j'aurais voulu passer dans cette ville si calme quelques mois de recueillement et d*étude, jr écrire un roman de mœurs hollandaises étudiées sur nature ; pénétrer moi-même les habitudes de cette société lettrée, sa- vante et polie, et les peindre avec une vérité et une patience passionnées* Le voyageur qui passe voit trop vite et écoute trop rapidement; son coup d'œil ne peut être que général; les particularités et les détails, qui sont la physionomie des choses, lui échappent presque toujours. Sans les récits du doc- teur et de son ami, qu'aurais-je su de la vie intime des Hollandais 7 La vapeur m'entratne de Leyde à Harlem à tra- vers une campagne d'abord monotone et sans hori- zon; mais bientôt la mer du Nord se déroule à gau- che, sillonnée par des bateaux de pêcheurs, et au loin par quelques grands navires. Sur les bords de la route, des digues emprisonnent les flots montants 180 PROMENADE EN HOLLANDE. et les empêchent de creuser trop avant le sol de la Hollande. A droite sont les terres nouvelles et fécondes du lac desséché de Harlem. Il a fallu plus de trois ans de travaux gigantesques pour changer ce grand lac en vallée. Il avait onze lieues de circonférence; il était tempétueux et régulièrement agité , comme s'il eût eu des marées montantes : c'était une sorte de mer qui avait vu des batailles navales et des flottes de soixante-dix bâtiments plats. Aujourd'hui l'im- mense lit de vase mis à découvert par la disparition des eaux est devenu un terrain ferme. Des routes traversent les terres cultivées ; des villages et des églises se sont élevés, des canaux, des avenues de jeunes arbres, et quelques métairies varient l'aspect de cette plaine uniforme d'où les eaux se sont re- tirées ; c'est une création qui naît, c'est l'indéter- miné, c'est la grâce. Ces cultures n'ont vu passer aucune génération; ces gazons n'ont pas encore abrité un tombeau; ces maisons de bois ou de bri- ques connaissent l'enfance , mais elles ignorent la vieillesse et la mort. C'est tranquille et doux ; on voudrait devenir un des habitants primitifs de cette terre à laquelle ne s'est point encore mêlé de pous- sière humaine. Lorsqu'on a dépassé l'ancien lac de Harlem , le terrain devient plus boisé et plus mouvementé. Sur des tertres de verdure s'élèvent de belles mai- PROMENADE EN HOLLANDE. 481 sons ombragées de grands arbres : ce sont autant de somptueuses résidences où les riches armateurs d'Amsterdam viennent se délasser de leur labeur. On pénètre à Harlem par une promenade appe- lée le Bois ou Jardin public; c'est l'orgueil de celte ville des fleurs : les daims et les biches errent en liberté sous ces frais taillis. Lé château du bois ou pavillon de chasse a été construit par Hope, ban- quier millionnaire d'Amsterdam , qui le vendit au roi Louis Bonaparte. Un grand W couronné (Wil- lem, Guillaume) annonce aujourd'hui que ce châ- teau appartient au roi de Hollande. La cour est or- née de plusieurs statues d'après l'antique, entre autres du groupe de Laocoon. Au rez-de-chaus- sée est une galerie renfermant les tableaux des artistes modernes hollandais. Je ne les décrirai point. L'aspect de Harlem est des plus riants. Ses ca- naux , alimentés par la Spaar, sont ombragés de beaux arbres. Les maisons sont élégantes et d'une propreté exquise. La grande et belle église pro- testante, autrefois dédiée à saint Bavon, est sur- montée d'une tour qu'on voit de fort loin dans la campagne. L'église eUe-même est très-haute; la nef est séparée du chœur par une grille en cuivre doré, ornée de figures et de festons de fleurs : c'est un chef-d'œuvre de serrurerie. On montre un bou- let dans un des murs extérieurs de cette église ; il y iB% PROMENADE EN HOLLANDE. est resté incniisté depuis le siège mémorable de 1572. Harlem lut investie durant sept mois par le duc d'Albe, qui fit périr la moitié des habitants après s'être emparé de la ville. Uèglise de Harlem renferme le fameux orgue tant cité ; c'est l'ouvrage de Christian MuUer, qui y tra- vailla plusieurs années, et l'acheva en 1768. Cet or- gue est supérieur à celui de Rotterdam dont j'ai parlé; sa hauteur est de trente-six mètres et sa largeur de dix-sept; il a cinq mille tuyaux et douze souf- flets. En termes d'organiste, soixante voix sont enfer- mées dans cette puissante machine : le bourdon, le tonnerre, la viole de Gamba, la trompette, la cloche, la voix humaine, enfin tous les instruments d'un or- chestre complet se trouvent là réunis. Les effets de l'orgue redoublent de grandeur quand l'église est vide et que toutes les portes en sont fermées ; c'est ainsi que je l'entendis en compagnie de quelques voyageurs. Le multiple et gigantesque instrument exécuta la fameuse pastorale de Beethoven avec une maestria qui défiait tous les orchestres eonnus ; les transitions du gracieux, du naïf et de l'énergique, se fondaient dans ce jeu savant. L'âme subissait l'impression irrésistible ; elle palpitait sous les sons magiques, tour à tour sereine, émue, agitée et raf- fermie. Cette suite rapide de sensations m'avaient plus remuée qu'un long spectacle. Je sortis de l'église en PROMENADE EN HOLLANDE* 183 silence et brisée , et je touIus parcourir seule les jardins qui environnent Harlem. Les fleurs de Har- lem, ses jacinthes , et surtout ses tulipes, ont fait sa renommée européenne. Mais c'est à la fin d'avril ou dans les premiers jours de mai que fleurissent ces merveilleuses tulipes. Je ne trouvai dans les jardins que des roses, des œillets, des collections de dahlias et d'autres fleurs de la saison. On con- naît les fabuleuses folies commises autrefois pour des oignons de tulipes. Au xvn' siècle , l'oignon d'une tulipe nommée admiraal liefkens fut vendu quatre mille quatre cents florins, et l'oignon d'une autre tulipe appelée semper angustus deux mille flo- rins. De cette dernière tulipe il ne se trouva plus un jour que deux oignons, l'un à Amsterdam et l'autre à Harlem. Pour obtenir l'un des deux, un amateur ofiTrit quatre mille six cents florins, plus une voi- ture, deux chevaux gris pommelé avec leur harnais complet ; un autre amateur offrit douze arpents de terre. Harlem a vu naître les peintres Van der Heslt , Wouvermans , Van Ostade , Wynant , Ruysdael et Berghem. Ce dernier,, encore enfant, était un jour poursuivi par son père; il se réfugia dans l'atelier de Van Goyen, qui tâcha de le dérober à la correction paternelle en criant : Berghem ! c'est-à- dire cachez-le! De là ce nom de Berghem qui lui resta et qu'il readit célèbre. 184 PROMENADE EN HOLLANDE. On a contesté à Jean Guttemberg , à Jean Faust et à Pierre Schœfifer Finvention de rimprimerie, et on serait malvenu en Hollande si on mettait en doute que cette invention est due à Laurent Koster de Harlem. C'est en se promenant dans le Bois^ promenade de Harlem dont j'ai parlé, que Koster fît, dit-on, sa merveilleuse découverte. On a érigé une statue à l'inventeur sur la grande place de Harlem, en face de la maison qu'il habitait. On lit sur le devant du piédestal : MEMORIJE SACRUM TTPOGRAPHIA , ARS ARTIUM OMNIUM CONSERVATRIX , HIC PRIMUM INVENTA, CIRCA ANNUM 1440. Et sur l'autre côté : Avec l'aide du Tout-Puissant , Laurent a inventé Vimpri- merie; on est aussi coupable de refuser celte gloire à ce grand homme que de nier V existence de Dieu. Je ne fis à Harlem qu'une halte de quelques heures. Je quittai la ville en traversant une ancienne porte, reste des fortifications élevées par les Espagnols. Je repris le chemin de fer, et j'arrivai le soir à Am- sterdam, * Toutes les villes célèbres du monde ont une en- trée par laquelle il faudrait y pénétrer pour bien comprendre leur grandeur et leur beauté. Le voya- geur intelligent doit arriver à Paris par l'avenue des Champs-Elysées; à Londres, en remontant la PROMENADE EN HOLLANDE. 185 Tamise; à Lisbonne, par le Tage; à Marseille, par la voie qui conduit à Tare de triomphe appelé la porte d'Aix , et d'où Ton voit se dérouler la cam- pagne provençale couverte de bastides, la Médi- terranée aux vagues bleues et dorées, et les lumi- neuses collines encadrant à demi ce magnifique tableau. Pour voir Amsterdam dans sa splendeur, il fau- drait y arriver par le golfe de Zuyderzée et le vaste canal ou bras de mer appelé Y. Alors, en longeant les docks et les bassins encombrés de grands na- vires, en remontant TAmstel, large et claire ri- vière dont la moitié du nom , joint à celui de Dam (digue) , compose le mot Amsterdam , on pourrait se faire une idée de la puissance et de l'étendue de cette cité merveilleuse, surnommée la Venise du Nord. Mais l'arrivée par le chemin de ferde Harlem est sans grandeur; la campagne plane dérobe pour ainsi dire la ville et ne la montre au voyageur que par fragments successifs. Un peu lasse de mon excursion à Harlem , je monte en arrivant au débarcadère dans une vigi- lante et me fais conduire à l'auberge, que mon co- cher m'assure être la plus fréquentée par les Fran" çais. C'est ma mauvaise étoile qui me mène à cet hôtel de YÉtoile, le seul de toute la Hollande où je n'ai trouvé ni propreté ni repos. L'auberge est tenue 186 PROMENADE EN HOLLANDE. par des Italiens , excellentes gens , mais qui ont conservé rincurie des mœurs méridionales. On me donne une chambre dont les immenses fenêtres vi- trées, sans contrevents et sans persiennes, s'ouvrent sur une ruelle aux maisons en briques rouges. Le soleil levant frappe sur mes fenêtres et y répercute le ton sanguin des murs; des stores en percale blanche, au lieu de l'atténuer, semblent rendre plus intense et plus brillante la lumière du jour naissant. Je suis réveillée dès l'aube par cet éclat sans voile qui pénètre à travers les rideaux de mon lit et force mes paupières à s'ouvrir. La veille, j'avais entendu retentir jusqu'à minuit des chants bruyants de matelots dans la ruelle de briques rouges, et à peine à quatre heures du ma* tin me voilà arrachée au sommeil par des atomes de feu qui poudroient en barres flamboyantes des fe- nêtres à mon lit; je sens une atmosphère étoufiTante et pesante comme une émanation d'eau tiède dans une salle de bain. On dirait que la vapeur des ca- naux engourdis par la chaleur monte jusqu'à moi. Vainement je tente de secouer mon malaise et de m'endormir de nouveau : je suis prise à la gorge comme dans un étau ; une toux aiguë et sifflante sort de ma poitrine en quintes prolongées. Les deux filles de mon hôtesse italienne accourent pour me secourir ;• je leur entends dire dans leur langue mé- lodieuse, qu'elles ignorent que je coniprenne : PROMENADE EN HOLLANDE. 187 Questa poverina donna e perduta. Elles me prodi- guent leurs soins; je calme ma toux convulsiye en prenant quelques-unes des bienfaisantes pilules de mon excellent docteur de Rotterdam, et j'envoie porter la lettre qu'il m'a donnée pour un de ses confrères d'Amsterdam. Une heure après, le docteur Van H.... est dans sa voiture à ma porte ; il vient me chercher pour par- courir la ville. C'est un homme d'une distinction parfaite et d'une vaste érudition, sans pédantisme; SCS manières sont aimables; il est en relation avec tous les savants de l'Europe; il me homme plusieurs membres de l'Institut qui sont ses amis et qui sont aussi les miens< Aussitôt la connaissance est faite ; je monte dans sa voiture, et je respire une autre at* mosphère après avoir franchi les rues étroites qui emprisonnent ma malencontreuse auberge. Nous débouchons par un large canal alimenté par l'Am- stel, sur lequel sont jetés de beaux ponts de pierre aux arches monumentales, et assez ' élevées pour laisser passer les navires. Ce canal est bordé de vastes maisons en briques rouges et blanches ; la plupart ont un perron; quel- ques-unes ont une façade en pierres de taille , avec des balcons et des colonnes à la manière italienne. La porte de ces maisons est toujours petite en pro- portion des fenêtres, qui sont très-grandes et très- élevées. Dans l'intérieur des maisons aristocratiques 188 PROMENADE EN HOLLANDE. et bourgeoises, c'est le luxe, le confort et la propreté merveilleuse dont j'ai parlé en décrivant Rotterdam. Excepté au centre de la ville, presque toutes les maisons ont un jardin et une serre où croissent des fleurs en toute saison. La propreté et les fleurs sont la double coquetterie de la Hollande, ses deux attraits toujours nouveaux et irrésistibles pour les étrangers. En hiver, les chambres et les salons sont ornés de vases, de corbeilles et de lam- padaires, où s'épanouissent et se groupent les tuli- pes, les narcisses et les jacinthes. Nous remontons le grand canal , et nous arrivons sur une place qui atteste la splendeur et la richesse d'Amsterdam. Une des façades du Palais-Royal s'y déroule ; plus loin une magnifique église, quelques palais d'armateurs, la Bourse d'un aspect grandiose, et d'autres monuments dont les noms m'échappent. Nous visitons d'abord le Calais-Royal. Ce palais, de même que toutes les maisons et tous les édifices d'Amsterdam,' est assis sur des mâts qui ont de dix à treize mètres de longueur. Le terrain est tellement marécageux qu'il faut percer jusqu'à cette profon- deur pour trouver un sol inébranlable; 13695 mâts ou pieux étayent les fondations du Palais-Royal , ce qui a fait dire à un poëte que, si la ville était ren- versée, elle présenterait au regard une forêt de sapins sans branches. Cet immense édifice, qui servit d'abord d'hôtel de PROMENADE EN HOLLANDE. 189 ville, fut commencé en 1648 et terminé en 1664. Il est tout en marbre de Carrare. Le plan en fut tracé par le célèbre architecte Jacob Van Kampen. Il a la forme d'un carré long; à chaque façade est un avant-corps en saillie ; les quatre angles du bâti- ment ont des pavillons également en saillie. En 1668, une galerie à balustrade dorée a été construite en dehors de Tavant-corps du milieu d'une des façades ; l'autre façade est décorée d'un fronton grec avec des bas-reliefs ;- ce fronton est couronné de trois sta- tues colossales en bronze. Le Palais-Royal est situé sur le Dam ; on y arrive par une vaste esplanade qu'une marche de pierre de taille sépare du reste de la place ; cette esplanade conduit à un long per- ron de quatre marches qui règne au bas du grand pavillon du milieu, dans lequel on entre par sept arcades au-dessus desquelles s'élèvent trois étages, sans compter les vastes souterrains. Nous f)énétrons dans le palais par un corridor voûté, et nous com- mençons la visite des appartements. On nous mon- tre d'abord la chambre à coucher du roi. J'y remar- que un fort beau tableau de Nicolas de Held Stokade, représentant le Marché au blé en Egypte sous le mi» nistère de Joseph. Dans l'un des salons voisins sont deux cheminées' qu'on cite comme des chefs-d'œu- vre ; leur manteau de marbre blanc est formé par des frises sculptées qui reposent sur des colonnes. Dans le grand salon (qui fut autrefois la chambre 102 PROMENADE EN HOLLANDE. Nous nous rendons au Musée. Il renferme de ma- gnifiques Rembrandt, et entre autres sa fameuse Ronde de nuit; c'est la toile la plus grande et la plus estimée du célèbre coloriste. La lumière et les om- bres semblent se jeter un défi dans ce tableau ma- gique ; ce n*est point ici le sujet même du tableau qui préoccupe, mais son coloris merveilleux. La manière dont chaque tète est éclairée est un miracle de peinture. Rembrandt avait, comme Rubens, la lumière intérieure ; il la répandait sur ses tableaux avec les savantes et patientes combinaisons qui ca- ractérisent son génie. Le tableau des Cinq Régents , du môme maître, vaut presque la Ronde de nuit. Le sujet en est simple : quatre hommes de grandeur naturelle, et vêtus de noir, sont assis autour d'une table couverte d'un tapis rou^e. Sur cette table est posé un re- gistre. Le cinquième personnage a quitté son siège et semble parler aux autres, qui le regardent at- tentivement. Un serviteur est placé derrière l'ora- teur : on comprend qu'il, attend ses ordres. Quelle vigueur et quelle science consommée dans la ma- nière dont ces figures sont rendues! Les chairs , les cheveux, les étoffes, tout est en relief, tout fré- mit; de très- près on comprend, si Ton est du mé- tier et en étudiant les touches du maître, de quels procédés il usait pour fondre les ombres et la lu- mière; mais à quelques pas c'est la nature, la na- PaOMËNADE EN HOLLANDE. 493 ture surprise par le génie et dont aucune étude ne donne le secret. , On assure que Rembrandt n*avait pas le travail facile ; il a refait jusqu'à quatre et cinq fois la tète de plusieurs de ses portraits, c La façon de faire de Rembrandt, dit notre grand peintre Decamps, est une espèce de magie. Personne n'a mieux connu que lui les effets et les rapports des couleurs entre elles, n'a mieux distingué celles qui sont amies d'avec celles qui ne se conviennent pas. Il mettait chaque ton à sa place avec tant de justesse et d'har- monie, qu'il n'était pas obligé de les mêler et d'en perdre la fraîcheur. Il préférait les glacer de quel- ques tons qu'il glissait arlistement par-dessus pour lier les passages de lumières et d'ombres et pour adoucir les couleurs crues ou trop brillantes. Tout est chaud dans ses ouvrages. Il a su , par une en- lente admirable du clair-obscur, produire des effets éclatants dans tous ses tableaux. « Ses portraits étaient d'une ressemblance frap- pante; il excellait à saisir le caractère d'une physio- nomie. La nature n'y était point embellie, mais si simplement et si fidèlement imitée, qu'il semblait que ces tètes s'animassent et sortissent de la toile. Il chargeait les lumières d'épaisseurs si considéra- bles, qu'il semblait avoir voulu plutôt modeler que peindre. On cite de lui une tète où le nez était presque aussi saillant que le modèle. » 297 i i9(à PROM£NâBE en hollande. Voici de Snyders un tableau représentant une Chasse au crocodile et à Thippopotame. Quelle énergie dans les bêtes et dans les chasseurs! Quelles attitudes et quels effets de couleur I C'est la palette de Rubens, si bien que plusieurs ont attribué à ce grand peintre les personnages de ce tableau. Paul Potter a dans le musée d'Amsterdam un ta- bleau qui vaut celui du Musée de la Haye : un ours se défend contre des chiens et deux chasseurs, dont un esta cheval et l'autre à pied; un ourson, que poursuit un chien furieux, monte sur un arbre. Par la vérité et le mouvement des personnages et des animaux, l'acharnement des chiens^ la détresse de l'ours, cette chasse prend les proportions d'un drame. On s'intéresse à ce pauvre ours traqué et à son rejeton qui le regarde d'en haut, à travers les branches où il a cherché un refuge. Deux autres tableaux de Paul Potter sont aussi des chefs-d'œuvre. L'un représente Orphée rassem- blant les animaux aux sons de la lyre. Ici les ani- maux sont calmes et comme charmés par Tbar- monie qui les attire. Dans l'autre tableau se reflète l'âme rêveuse et mélancolique du jeune peintre, mort avant trente ans. Sur le premier plan est un bœuf brun , un bouc, une génisse, un bélier, deux brebis et un agneau; contre un arbre une jeune mère allaite un enfant, et un berger joue de la cornemuse. Vers le PROMENADE EN HOLLANDE. 195 fond passent un cheval, un bœuf et un âne. A gau- che est une colline boisée, que gravit un troupeau de moutons. Le ciel est brumeux et semble, pour ainsi dire, pleurer sur ce tranquille paysage. Voici de H. Van Balen un paysage d'un tout autre genre ; il sert de cadre à Diane, à Bacchus, à Pan, aux satyres et aux bacchantes ; c'est un mouvement, un entrain et des postures de .dieux avinés. De Hubens je contemple longtemps deux ta- bleaux ; la Piéié filiale^ représentant cette dame ro- maine qui allaitait son père prisonnier; la poitrine de la femme est superbe, et l'expression de sa tèle est saintement exaltée. L'autre tableau est la ren- contre de Jacob et d'Ésaû. La figure du premier est prédestinée ; l'autre est morne. La physionomie re- flète toujours le sort de l'homme. J'aime beaucoup cette belle église gothique ren* due dans tous ses détails d'architecture et ceiie Ado- ration des Mages d'un coloris si vrai. Ce sont deux tableaux des frères Van Ëyck, qui furent les inven- teurs de la peinture à l'huile. On dirait leurs ta- bleaux peints d'hier : les procédés découverts par eux n'ont pas été surpassés. De Jordaens je regarde avec attention un paysage au milieu duquel le dieu Pan joue de la flûte. Les joues se gonflent légèrement; l'instrument frémit dans les doigts, et l'on croit en entendra sortir des sons. 196 PROMENADE EN HOLLANDE. Encore deux paysages qui m'altirent, et que je contemple en rêvant : ce sont deux chutes d*eau de Ruysdaël, qui bondissent et renvoient leur pous- sière dans Tair. Il me semble que la fraîcheur en monte jusqu'à moi et rafraîchit mon front. Divers tableaux de Philippe Wourvermans méri- lent d'être décrits. En voici un représentant des paysans qui viennent de battre des maraudeurs mi- litaires. Sur le premier plan est un officier et son valet dépouillés jusqu'à la ceinture, et les mains liées derrière le dos. Un paysan qui a revêtu l'uni- forme de l'officier désigne en riant les prisonniers. Sur le second plan , des militaires poursuivis s'en- fuient au galop. Dans le fond , on aperçoit un vil- lage et des scènes de carnage. La composition et les détails de ce tableau sont merveilleux ; l'air circule entre les divers groupes, qui semblent se mouvoir et vivre. Le Manège^ du même auteur, et la Chasse au vol sont deux chefs-d'œuvre. Dans le premier, les che- vaux se dressent et hennissent sous la main des ca- ■ valiers ; dans l'autre, on sent frissonner les ailes des oiseaux. Dans la Chasse au çerf^ le même maître a répandu toute sa science et toutes les finesses de son pinceau. Des dames rieuses et de pimpants ca- valiers sont à cheval, et, suivis d'une belle meute de chiens, ils lancent un cerf aux abois. Sur un plan reculé on voit des ruines pittoresques. J'aime encore PROMENADE EN HOLLANDE. 497 beaucoup, du même peintre, une belle Vue d'Am- sterdam en 1686; puis la Bataille navale entre Ta- mirai Ruyter et le général Monk; et surtout une toile délicieuse représentant le Calme à la mer ; on dirait que les vagues caressent le rivage et lui mur- murent des harmonies. • L'École du soir, de Gérard Dow, est un des plus beaux tableaux du musée d'Amsterdam. Il contient douze figures et a cinq effets différents de lumière : le pédagogue est assis devant son pupitre; il répri- mande un écolier qui le regarde avec terreur et s'é- loigne de lui; une jeune fille attentive répété sa le- çon. Ce premier groupe est éclairé par une chan- delle. Sur la droite est une autre jeune fille debout; elle cause avec un jeune garçon qui écrit sur une ardoise. Elle tient à la main un flambeau allumé dont la lueur se projette sur leurs visages. En bas du tableau est une lanterne entr'ouverte, à vitres de corne , qui répand sur le premier plan des effets inouïs de demi*teintes. Dans le fond, plusieurs éco- liers étudient à la lueur d'une chandelle, tandis que l'un d'eux descend un escalier avec une autre chan- delle dont la flamme l'éclairé. Toutes les figures et lous les détails de ce tableau, sont peints avec une finesse et une perfection qui sont la dernière limite de l'art. Un jeune seigneur et une dame se promenant dans un jardin sont un autre chef-d'œuvre de Gé- i9B PROMENADE EN HOLLANDE. rard Dow. L'artiste a placé son portrait entouré de son nom sur un chapiteau renversé au bord du tableau. Mieris est le peintre de l'élégance et des femmes. Taime beaucoup de lui ce petit tableau où une dame joue de la guitare sur le «premier plan , tandis que trois personnes font, plus loin, une partie de cartes. Voici un second tableau de Mieris, représentant une femme en robe de satin vert : elle est assise devant une table couverte d'un riche tapis en velours rouge. Cette femme écrit ; un valet se tient à dis- tance et semble attendre ses ordres. Un petit chien endormi repose sur un tabouret. Quelle entente des chairs, des étoffes, de la lumière! Quelle grâce et quelle harmonie ! Un tableau de Terburg mérite d'être placé en face de ce dernier tableau de Mieris : dans un apparte- ment est un homme assis qui réprimande vivement une jeune fille debout devant lui. Elle tremble, dai)s sa belle robe de satin blanc. Une dame, qui parait être sa mère et approuver la réprimande, est assise à côté de l'homme ; elle vide avec calme un verre de vin. Voici trois Téniers, trois perles du musée d'Am- sterdam * dans le premier, sont des joueurs de car- tes groupés autour d'une table, sous la lumière d'une lampe qui fait ressortir l'attention passionnée que les personnages apportent à leur jeu. Le second PROMENADE EN HOLLANDE. 499 tableau représente des villageois qui boivent et dansent. Le troisième a pour sujet la Tentation de saint Antoine. Bien des peintres et bien des littéra- teurs ont été séduits par cette légende, dont la fantas- magorie se prête si bien à tous les rêves de Tima- gination. Callot en a fait une farce. Téniers a su conserver la majesté de la figure du saint : sa vision extatique est interrompue par le défilé des spectres sinistres ou grotesques. Il les regarde étonné, mais non ému; sa pensée reste appuyée au ciel ; sa belle tète rayonne toujours. Jean Steen, qui fut lui-même boulanger, a peint avec un soin tout particulier une belle boulangerie : un riant mitron pose sur la devanture de sa bou- tique du pain chaud et doré, qu*un enfant annonce au son du cor. A travers la fenêtre, une femme tient un appétissant gflteau. Je parcours la salle des fleurs, où Van Huysum, Mignon et Hachel Ruisch ont des chefs-d'œuvre; mais on ne peut tout décrire. Nous nous faisons conduire à la synagogue des Juifs portugais. C'est un somptueux édifice au vaste parvis, mais les maisons qui Tencombrent nuisent à l'aspect monumental. Dans une de ces maisons demeure le grand rabbin ; d'autres sont allouées aux assemblées et au séminaire, où l'on enseigne l'hébreu, la loi, etc. Cette synagogue a été construite sur le plan du Tabernacle ; le parvis a une galerie 200 PROBIENADE EN HOLLANDE. soutenue par douze piliers; sous celle galerie est un grand bassin, au bord duquel les Juifs font leurs ablutions avant d'entrer dans le temple. Le bâti- ment de la synagogue, d'une imposable simplicité, s'élève au milieu de ce parvis. Six régents et six régentes président h l'administration du temple; les soins domestiques sont confiés à plusieurs concier- ges. La femme de l'un d'eux, une vieille au dos voûté, nous introduit en rechignant dans rintérieur de la synagogue. Les Juifs répugnent toujours à sa- tisfaire la curiosité des chrétiens h l'endroit de leur culte : cependant, aujourd'hui, tout antagonisme re- ligieux s'est adouci, grâce à l'influence et à la dou- ceur de l'esprit philosophique, qui pénètre partout. Tandis que nous parcourions la vaste enceinte, elle se repeuplait pour moi des rabbins fanatiques qui anathémalisèrent un jour le tranquille et stu- dieux Spinosa, et le chassèrent du temple. Spinosa avait commenté , dans la solitude, la Bible et le Talmud, et avait gardé pour lui les convictions pui- sées dans ses études. Son maître, Morteira, un rab- bin modéré, s'imagina que la modestie seule em- péchait §on élève de publier son opinion. Il le manda à la synagogue devant l'assemblée ; mais alors Spinosa oublia qu'il était Juif, pqur se ressou- venir qu'il était philosophe. Il exprima ses doutes avec calme, mais avec fer- meté. Aussitôt il fut voué à la haine des rabbins, et PROMENADE EN HOLLANDE. 201 rentrée du temple lui fut interdite. Il s*cn consola en étudiant le grec et le latin avec le savant Van der Ende, un chrétien plus tolérant que ses coreligion- naires. Van der Ende avait une fille, dont l'érudi- tion égalait celle de son père ; elle aida Spinosa dans ses études, et celui-ci conçut pour elle un très-vif amour. La docte fille n'y répondit point. Le jeune philosophe chercha à l'oublier et se passionna bien- tôt pour la méthode de Descartes, qui faisait alors une révolution dans la philosophie. La renommée du savoir de Spinosa se répandit dans Amsterdam, et les rabbins essayèrent de se le rattacher. Ils lui firent offrir une pension de deux mille florins, s'il consentait à reparaître dans leur assemblée. Spinosa reçut avec ironie cette proposi- tion. Ses ennemis s'exaspérèrent, et un jour qu'il passait devant la synagogue, il reçut dans ses habits un coup de poignard d'un homme qui avait été chargé de l'assassiner. Pour vivre et méditer en paix, il se retira dans la campagne aux environs de Lcyde, puis à la Haye. Ce qui domine dans la vie de Spinosa et ce qui fait la grandeur de cette figure, c'est un dédain pro- fond des honneurs de la fortune et des voluptés; Il vivait du produit des verres d'optique qu'il avait ap- pris à fabriquer. Cette occupation partageait son temps avec ses travaux philosophiques. Son délas- sefhent était de faire la chasse aux mouches et de •• 202 PROMENADE EN HOLLANDE. les voir se défendre contre les araignées. Sa sobriété était telle, qu'une soupe au lait et un pot de bière lui suffisaient pour sa journée. Il refusa l'héritage d'un de ses amis et les offres généreuses du mal- heureux de Witt, grand-pensionnaire de Hollande. Le prince de Gondé lui offrit en vain une pension au nom de la France : l'austère philosophe se suffisait. H n'avait d'avidité que pour la science. Plein d'au- dace dans ses'doctrines (que, du reste, il ne publiait point), il était doux et calme dans la vie et résigné devant la mort. Durant les troubles populaires de la Haye , qui amenèrent le massacre du grand* pensionnaire de Wilt et de son frère, l'hôte de Spi- nosa craignit que Ton ne vtnt forcer et piller sa maison pour y chercher le philosophe : « Rassurez- vous, lui dit celui-ci; aussitôt que la populace se présentera devant votre porte, vous viendrez m'en avertir pour que j'aille à sa rencontre, dût-on m'as- sassiner comme mes pauvres amis de Witt. » Il ne mourut point de mort violente, mais jeune encore, d'une phthisie pulmonaire. Dans le dernier ouvrage qu'il écrivit, Spinosa plaide avec force l'affranchissement de la pensée et la libre manifestation des idées : < Il est impossible, dit-il, d'ôter aux hommes la liberté d'exprimer leurs sentiments ; cette liberté ne nuit nullement à Tautorité du souverain, chacun doit l'avoir et en user, pourvu que ce ne soit pas dans l'intention PROMENADE EN HOLLANDE. 803 d'introduire des nouveautés et pour agir contre les lois et les coutumes de TÉtat. Cette liberté n'est point contraire à la paix publique ; d'ailleurs il est impossible de l'étouffer. La piété n'en reçoit aucun préjudice. Il est parfaitement inutile de faire des lois contre les choses qui sont purement spéculatives. Bannir cette liberté d'un État, c'est en bannir en même temps la paix. » En quittant la synagogue, nous nous rendîmes au Jardin zoologique, qui renferme des collections d'a- nimaux et d'oiseaux vivants les plus complète» de l'Europe. Près d'un large canal, au milieu d'une belle grille flanquée d'une haie vive, un grand por- Ml donne accès aux visiteurs. Les voitures s'arrê- tent en deçà. Il y avait ce jour-là une foule de brillants équi- pages : car le dimanche et le jeudi cet immense jar- din est un but de promenade pour les riches oisifs d'Amsterdam. En pénétrant dans la longue et verte avenue, je fus charmée par la vue ( quoique un peu assourdie par les cris) de l'innombrable variété de perroquets des Indes et d'aras d'Amérique s'ébat- tant en liberté sur leurs perchoirs qui, en forme de croissants, sont suspendus d'un arbre à l'autre. Quels merveilleux plumages ! les couleurs des pier- reries n'en surpassent pas l'éclat. Voici de gros mâ- les rouges, gris, verts, ou d'un bleu qu'aucune tein- ture ne peut imiter et dont on voudrait se tisser une 204 PROMENADE EN HOLLANDE. robe; puis d autres, d*un blanc de cygne aux grands becs jaunes recourbés ; puis les jolies et coquelles perruches qui causent entre elles, lissent leurs plu- mes et agacent les mâles du regard et de la voix ; ce sont ensuite les couples mignons d'inséparables* qu'on ne peut désunir du môme perchoir. Tous ces oiseaux babillards donnent & la grande avenue du Jardin zoologique une animation joyeuse. La beauté et la gaieté de ces oiseaux splendides semblent dou- blées en ce itioment par les rayons du soleil qui brillent sur eux à travers les arbres et par les friandises que leur distribuent les promeneurs. Les parterres, les quinconces et les labyrinthes du Jardin zoologique sont bornés h droite par «m grand café monumental, que sa colonnade de mar- bre fait ressembler à un temple grec. Une foule de consommateurs sont assis eous le portique autour de petites tables rondes, couvertes de rafraîchisse- ments. A gauche s'élèvent les habitations des ser- pents et de tous les reptiles connus ; le palais des singes, les demeures des éléphants, des girafes, des rennes, enfin de tous les quadrupèdes, parmi les- quels les pacifiques et les domptés errent en ce mo- ment en liberté. Dans un bassin, on montre une salamandre, unique en Europe. Elle a été trouvée dans une anfractuosité de Tîte de Ceyian. Dans « 1. Les plus petits des perroquefs connus. PROMENADE EN HOLLANDE. 20S « d*autres vasques plus grandes sont des phoques et des hippopotames. Au bout de la belle avenue est un riant canal bordé de fleurs et couvert de nénufars ; on le tra- verse sur un pont aérien du plus gracieux effet, et Ton se trouve dans une autre partie du jardin, la plus recherchée par les promeneurs aristocratiques. C'est une sorte de labyrinthe anglais, où les bruits discordants de la ménagerie n'arrivent point. Les élégantes d*Amsterdam aiment à montrer là leurs toilettes françaises; la mienne fait événement parmi toute cette société, qui se connaît, se cherche et se salue. Je remarque que les crinolines de ces dames sont d'une circonférence beaucoup moins vaste que les nôtres. Les femmes blondes (et surtout d'un blond clair) ne dominent point dans les villes hollandaises, comme se sont obstinés à le dire quel- ques voyageurs superficiels, qui n'ont eu affaire qu'à des servantes d'auberge. Ces servantes sont en gé- néral des Frisonnes, presque toujours blondes. Les femmes de la Hollande septentrionale , dont nous parlerons plus tard, sont également blondes. Mais dans la partie méridionale du royaume, surtout dans les villes, le croisement de la race juive, que j'ai déjà constaté, et celui de la race espagnole, ont mitigé le blond primitif de la race batave. Le châ- tain et le brun dominent. Je rencontre plusieurs belles Juives dans la pro- 206 PROMENADE EN HOLLANDE. menade du Jardia anglais; elles se drapent avec grâce dans de magnifiques châles blancs de crêpe de Chine, couverts de broderie. En repassant devant le café monumental du Jar- din zoologique, je vois quelques vieilles dames assi- ses, qui portent encore les plaques et les fleurs d*or sous le chapeau à la française. Peut-être est-ce pour dissimuler leurs cheveux gris qu'elles conservent cette coiffure nationale, tombée en désuétude et laissée aux femmes du peuple. Le Jardin zoologique appartient à une société particulière gui compte parmi ses membres les né- gociants les plus riches d'Amsterdam. Le budget de Tentretien et des acquisitions s'élève annuellement à plus de deux cent trente mille francs. Nous remontons en voiture après avoir traversé de nouveau la grande avenue où les perroquets s'é- battent. Le docteur Van H... me montre en passant dans les rues aristocratiques un grand nombre de mai- sons dont la porte est couronnée du blason royal; c'est le lion néerlandais avec sa iière devise >: « Je maintiendrai. » Nous allons dîner dans un restaurant français, puis je rentre à mon hôtel, si lasse qu'après avoir écrit les strophes suivantes sur ma promenade au Jardin zoologique , je m'endors d'un sommeil de plomb qui n'est interrompu, jusqu'à dix heures du PROMENADE EN HOLLANDE. 207 matin, ni par les refrains des matelots passant sous mes fenêtres , ni par la lumière éclatante qui dès l'aube inonde ma chambre. JARDIN ZOOLOGIQUE D'AMSTERDAM, A travers les fleurs des parterres , Sous les arbres pleins de soleil , De gais enfants, de jeunes mères Passent le visage vermeil. Le jour est chaud , c'est un dimanche , On cause, on rit, on court aux jeux ; Sous une colonnade blanche On mange les sorbets neigeux. Les hommes, en fumant à Taise De fins cigares havanais , Boivent la bière hollandaise Dans de grands verres en cornets. Dans l'avenue aux longs ombrages. En liberté siir leur perchoir, Les perroquets ajix vifs plumages Jasent du matin jusqu'au soir. Un rire d'enfant ou de femme Annonce qu'avec leur naseau Le grand phoque et l'hippopotame Sur les passants font jaillir l'eau. Un nègre, comme une panthère, Bondit au dos d'un éléphant; Sur la bosse d'un dromadaire Se huche un tout petit enfant. 208 PROMENADE EN HOLLANnE. Puis les girafes paciQques Passent balançant leurs longs cous; De leurs grands yeux mélancoliques Plane le regard triste et doux. Au loin mugit, race indomptée, Le lion , prisonnier royal ; L'hyène à la peau mouchetée, Le tigre fauve et le chacal. Plus près, la troupe bigarrée Des jeunes singes gambadant Attire la foule parée, Qui va riant et regardant. Dans l'allée où le monde afflue , Je m'avance au bras du docteur; On m'examine, on le salue D*un coup d'œil interrogateur. c C'est une princesse en voyage! » Disent les promeneurs entre eux. Au poëte en rendant hommage , Ah I qu'ils me flatteraient bien mieux ! Le lendemain lundi, le docteur Yân H... vient me chercher à onze heures comme la veille. Noire pre- mière visite est pour la bibliothèque, q\jj ne vaut ni celle de la Haye, dont j'ai parlé, ni celle d'Utrechl, dont je parlerai plus tard. De là, nous allons aux archives. Nous arrivons, par un escalier roido comme une échelle, jusqu'au cabinet du directeur, M. Scheltema. C'est le vrai type de l'érudit du Nord : parlant peu , avec douceur et clarté, et passant ses PROMENADE EN HOLLANDE. 209 jours dans les parchemins et les vieux papiers pou- dreux. M. Scheltema me promet un document iné- dit sur la Hollande septentrionale, que je n*ai point le temps de visiter ; mes lecteurs verront bientôt qu*il m*a tenu parole. » Nous nous rendons à la vieille église [onde kerke), située sur une place pittoresque que de beaux arbres ombragent. Elle fut érigée en 1300, sous le patro- nage de saint Nicolas, dont elle renfermait la statue d*argent massif. Cette statue servit, en 1578, a frap- per monnaie pendant le siège que soutint Am- sterdam. On pénètre dans Tintérieur de cette église par quatre portails d'une curieuse architecture et déco- . rés de peintures de Keemskerk. L'intérieur de la nef est supporté par quarante-deux colonnes. Cinq candélabres de trente branches chacun sont suspen- dus dans la nef; dans les bas côtés on en compte de douze à seize branches. Ad milieu de la nef, vers le nord, est une fort belle chaire dont la balustrade est en bronze massif. La vieille église a deux jeux d'orgue des plus mé- lodieux, et qui sont aussi fort remarquables par les peintures et les sculptures sur bois qui les décorent. De beaux vitraux ne laissent pénétrer dans le temple qu'une lumière voilée disposant au recueillement et à la prière. On montr^î dans cette église les tombeaux de plusieurs amiraux hollandais. 310 PROMENADE EN HOLLANDE. C'est dans l'église neuve (niewe kerke) qu*est le tombeau de l'amiral Ruyter. Il s'élève dans la partie orientale du chœur. Le héros repose étendu, la tête appuyée sur une pièce de canon et le bâton de com- mandant à la main. Deux tritons sonnent de la con- que comme pour proclamer la gloire de l'illustre mort ; entre deux colonnes de marbre noir, un com- bat sur mer est représenté en bas-relief. Deux gé- nies soutiennent une couronne navale, quatre autres les armes de la Hollande ; la Renommée fait retentir sa trompette sur le faîte du monument. L'^^/i$«n^t;tf, qui fut fondée en 1408, renferme une chaire en bois d'acajou qui est un des chefs-d'œuvre de Vinken- «brink. Je suis cliarmée par la beauté et le fini des sculptures. Aux quatre coins de la chaire, sont les quatre Évangélistes , en compagnie de la Foi , de la Force^ de la Charité^ de V Espérance , de la Prudence et de la Justice. Chacune de ces figures a une ex- pression caractéristique qui fait deviner le symbole qu'elle représente. Au-dessus, des génies servent d'emblèmes aux sept œuvres de la Miséricorde, lie toit de la chaire , tout ruisselant de feuillage » sup- porte une tour percée à jour, dans laquelle on aper- çoit de belles figurines. La balustrade de l'escalier est formée par des pampres enlacés, et la rampe par une corde si bien fouillée et tordue , qu'on la dirait flexible comme une corde vraie. Après ces deux églises, le docteur Van H... voulut PROMENADE EN HOLLANDE. 21! me montrer V Institut des jeunes aveugles; il est si- tué dans un bel hôtel au vestibule de marbre blanc. Les salles d'études et les dortoirs sont spacieux. Un vaste jardin s'étend derrière l'hôtel et sert de lieu de récréation aux enfants. Rien de touchant comme de voir les travaux et les amusements de ces pauvres ôtres des deux sexes. Les petites filles apprennent k coudre, à tricoter, à broder; les garçons fabriquent des paniers en osier, nattent des chaises', filo- chent, etc. , etc. Une de leurs plus vives distractions est le chant et la musique instrumentale. Ils se plaisent aussi à faire des parties de dames, et s'en tirent avec une rectitude merveilleuse. Nous fûmes reçus à Tlnslitut des jeunes aveugles par le directeur, M. Van Dapperen, qui nous en fit les honneurs avec un aimable empressement. Après nous avoir fait parcourir les classes et le jardin, M. Van Dapperen nous conduisit dans un grand sa- lon aux corniches dorées et aux parois couvertes de peintures à fresque. A un signal donné, tous les élèves s'alignèrent derrière des bancs. Un d'eux (l'un des plus grands) s'assit au piano et joua Taccompa- gnement d'un psaume ; c'était une musique alle- mande religieuse et solennelle. Aussitôt les enfants entonnent le premier verset de Thymne biblique. Tous ces visages ternes et attristés, que le rayonne- ment des yeux n'éclaire jamais, semblent s'illumi- ner tout à coup d'une flamme intérieure. On dirait 212 PROMENADE EN HOLLANDE. que CCS yeux vagues et morts, qui ne voient rien de la terre, aperçoivent Dieu dans le ciel : Tâme palpite dans leur chant. Une jeune fille, surtout, chante les solos d'une façon sif-émue et si pénétrante, que je ne puis l'entendre sans pleurer. C'est en souvenir de cette émotion que j'adressai, à mon retour à Paris, les vers qu'on va lire à M. Van Dapperen : Pauvres enfants, pour qui reste un sombre mystère La beauté de la mer et celle du soleil , Et qui, sur les hauteurs, n*ont jamais vu la terre Sourire à son réveil ; Pauvres enfants , privés d'admirer la nature , Ses grâces , ses splendenrs , ses sublimes accords ; Pour eux , l'intelligence est comme une torture Infligée à leur corps! Ils pensent.... mais la nuit dérobe à leur pensée Ce qu'ils voudraient aimer et ce qu'ils voudraient voir, Et chaque but riant où leur âme est poussée Se change en gouffre noir. Ignorer les couleurs, les lignes, Tharmonie D'un paysage en fleur et d'un visage humain ; Ignorer le rayon des œuvres du génie Que palpera leur main ; Rôver que l'or est gris et que le marbre est terne ; Que flamme et diamant ne sont qu'obscurité ; Recouvrir tout éclat d'un linceul qui consterne La vie et la beauté; PROMENADE EN HOLLANDE. 213 El quand ils aimeront, ne pas voir la figure De rélre dont la voix les fera tressaillir.... Oli! par tous ces tourments que leur pauvre âme endure. Rien qu'en les regardant on se sent assaillir. Mais d'un jour imprévu leur visage s'éclaire, Dans un psaume leurs voix viennent de retentir; . On dirait que leurs yeux s'ouvrent par la prière , Tant ce qu'ils ne voient pas ils semblent le sentir! Sur leur lèvre on dirait que c'est Tâme qui chante , Chaque vibration évoque un sentiment : Avril fleurit pour eux, et l'amour les enchante; Ils lisent dans le firmament. Tous les rêves divins flottants dans la musique, Visibles, ont passé dans leurs regards émus ; A leur sourire heureux, à leur pose extatique, Ou dirait qu'ils ne souffrent plus. AJais mot, pour qui leur chant est un naïf hommage. Je pleure à les entendre et je souffre pour eux , Et j'emporte en mon cœur Tineffaçable image De leur sort douloureux ! ' Le peuple comme la haute société d'Amsterdam sont passionnés pour la musique. Les salles de con- cert abondent dans cette ville, et l'on chante les Psaumes dans les temples avec une expression et un ensemble vraiment majestueux. C'est l'art fondu à la prière et lui prêtant des ailes nouvelles pour aller à Dieu. Amsterdam a fondé mie société pour la propaga- il 4 PROMENADE EN HOLLANDE. lion de la mnsique profane et sacrée ; cette société embrasse tout le royaume. Ce sont pourtant les chanteurs français ou italiens qui défrayent en général FOpéra d'Amsterdam. La salle de son grand théâtre peut contenir seize cents personnes. L'avant-scène est formée par un beau por- tique soutenu par quatre colonnes d*ordre corinthien. De chaque côté s'élèvent sur des piédestaux les figures de Melpomëne et de Thalie , au-dessus desquelles sont les médaillons d*£schyle et d'Aristophane. Le rideau qui ferme la scène représente le Génie d'Amsterdam faisant une libation sur l'autel des beaux-arts ; Apollon, assis dans un nuage, tient une couronne de lauriers à la main. Cette belle toile a été peinte par J. Kampuizen, d'après un dessin de Kuyper. On lit en bas, en lettres d'or, un distique hollandais dont yoici le sens : Le Dieu des arts, in- voqvé avec ardeur sur les rives de /'F, ne couronne ici que le génie et la vertu. Des artistes italiens jouaient ce soir le Barbier de Séville. Le docteur Van H... Toulut me faire enten- dre, pour me reposer de la fatigue du jour, cette musique si y'ue où le génie de Rossini a prêté des ailes à l'esprit de Beaumarchais et Va répandu dans le monde entier. L'imagination la plus abattue se ranime et se sent en verve d'ironie en écoutant les • airs de Figaro. Le chant de Rosine dispose à l'a- mour, et le grand morceau de Basile à la misan^ PROMENADE EN HOLLANDE. !215 tbropie ; on s'isnagine , à cette harmonie imita- live des méchants propos du monde, qu'on entend siffler autour de soi les serpents de la médisance et de l'envie. Quel génie que celui de Rossini! quelle profondeur ! quelle diversité ! quelle force calme de dieu grec certain de sa beauté ! Quoique toujours inspiré, il sait être toujours correct, et quoique fécond , toujours nouveau. On serait écrasé par la puissance complète de cette organisa- tion d'artiste, si, en l'espace de huit j^urs, on pou- vait passer sans désemparer de l'audition du Barbier à pelle diOthellOj de celle de la Gazza ladra à celle de SémiramiSy de Guillaume Tell à Moise, et de tant d'autres chefs-d'œuvre qui s'emparent de l'âme et de l'esprit et y demeurent à jamais, car ils sont^ l'ex- pression idéale de toutes les passions et de tous les sentiments. Rassérénée par la verve pétillante du Barbier, je quittai le théâtre disposée à voir tout en beau dans un pays où les plaisirs de l'esprit et l'admiration remplissaient mes heures. Je disais au docteur Van H..., tandis qu'il me reconduisait à l'hôtel : < J'aime la Hollande ; elle me semble plus forte et plus sensée que la France. Vous exercez vos pas- sions et vos facultés sans en abuser. Vous êtes un peuple sain, à l'esprit droit, aux mœurs pures ; vous êtes une terre de liberté qui repousse la licence et n'a aucune des plaies de la civilisation. » 216 PROMENADE EN HOLLANDE. Le docteur sourit tristement, sans me répondre. — Eh quoi, repris-je, me tromperais-je, el cette apparence de bonheur et de prospérité cacherait-elle, comme en Angleterre, des ulcères qui rongent la société ? * — Moins dévorantes, reprit le docteur, mais assez vives, assez douloureuses pour préoccuper le philo- sophe et lui faire souhaiter des épurations nom- breuses. Nous sommes un peuple libre, avez-vous dit. Personne né tient plus que moi à la liberté politique , mais le droit de la liberté ne doit pouvoir s*exercer que pour le bien : aussitôt qu'il s*agit du mal , il faut qu'il trouve des entraves infranchissa- bles. Vous parlez de la pureté de nos mœurs : elle n'est qu'apparente et hypocrite comme en Angle- terre. Et tenez, poursuivit-il en étendant la main vers une rue qui se déroulait devant nous brillam- ment éclairée, voyez ces groupes d'enfants, de pau- vres filles qui ont à peine douze ans : la pros- titution est permise à cet âge dans notre pays de liberté ! Chaque rue a une maison de jeu où même les adolescents peuvent entrer la nuit, et une mai- son de loterie où les pauvres ouvriers vont aventu- rer le jour l'argent qui doit payer leur pain. Les tavernes abondent dans tous les quartiers; on s'y abandonne , toujours de par la liberté, à toutes les turpitudes de l'ivresse ; ces chants de matelots qui retentissent sur votre passage, et qui empêchent la PROMENADE EN HOLLANDE. 2il uuil votre sommeil, sont Técho de ces orgies. Que pensez-vous d'une liberté qui dépouille la pauvreté, précipite dans l'abrutissement et peuple nos hospi- ces d'orphelins ? Que dirait-on, si nous autorisions les pharmaciens à vendre librement des poisons à l'enfance et aux aliénés? Les réflexions du docteur me. rappelèrent tout à coup les bandes d'orphelins des deux sexes que j'a- vais rencontrés la veille en traversant Amsterdam. J'civais été frappée de l'étrange costume de ces pau- vres enfants : leur habit est moitié rouge et moitié noir; une étoffe de laine de ces deux couleurs le compose en parties égales, c'est-à-dire que la man- che de droite est rouge et la manche de gauche noire, ainsi de suite pour les autres morceaux du vêtement; c'est d'un effet bizarre qui attriste; c'est comme une livrée ostensible de souffrance et de honte, portée par ces jeunes garçons et par ces jeunes filles. Cependant , tous les hospices pour les orphelins lie sont pas remplis par les enfants trouvés. Il en est un pour les enfants pauvres et un pour les enfants de la bourgeoisie qui ont perdu leurs parents. Ce dernier est un très^bél établissement, fondé en 1528 par Mme Haasje Klaas. Il était près de minuit quand nous arrivâmes à l'hôtel. Je remarquai que plusieurs grandes bou- cheries étaient encore ouvertes dans quelques rues. 297 i 2iS PROMENADE EN HOLLANDE. Ces boucheries diffèrent entièrement des nôtres : la devanture s'avance sur les trottoirs et les envahit avec ses dalles, sur lesquelles découle le sang des bœufs, des veaux et des porcs ; dans les rues étroites, on se heurte souvent à ces animaux entiers, qui oscillent alors en tous sens. Le lendemain matin, je m'aventure seule à tra- vers la ville pour faire quelques einpleUes de toiles, de Uvres et de porcelaines du Japon. J'avise, chez un brocanteur juif, de petites tasses japo- naises d'une pâte très-fine et d'un dessin fort rare ; je les marchande au flls de Moïse , qui me de- mande huit floriîis de chaque. Je lui en offre un seul florin ; Il se récrie, jure par Jéhovah que c'est impossible, et fitiit par me laisser les six tasses pour six florins. Je rentre à l'hôtel, et j'en ressors à midi , avec le docteur Van H..., qui me conduit dans le Stadsher* àerçy où les vaisseaux de toutes grandeurs se pres- sent sur l'Y. En hiver, TY, ainsi qu'une partie du golfe du Zuyderzée , se couvrent de patineurs qui voltigent autour de traîneaux soinptueux, attelés de beaux chevaux richement harnachés. Sous des tentes élégantes et sur des estrades sont des tnusiciens et une foule de spectateurs. Les paysans des environs, qui sont des mattres dans Yart du patin, font sou- vent sur la glace cinq lieues à Theure. Mais l'hiver n'est point venu; le soleil se rit et se PROMENADE EN HOLLANDE. 219 jonc dans les flots clairs de l'Y. Nous nous embar- quons çnr un bateau à vapeur qui part pour Sardam, et qui (kit en une heure et demie la traversée. L* Y est calme ; aucune vague ne Tagîte et ne s'y engouf- fre. Nous débarquons à Sardam par un ciel bleu où courent çà et là quelques' nuages blancs. Sardam est un petit port habité par des charpen- tiers et des pêcheurs, et qui surpasse encore en propreté, si c'est possible, toutes les autres villes de la Hollande. Ses maisons et ses moulins à vent sont bariolés des couleurs les plus vives. L'eau court dans toutes les rues; aussi chaque habitation a-t-elle son pont particulier. Nous nous fîmes conduire dans la cabane où Pierre le Grand , sous le nom de Mikaïlow , tra- vailla sept ans comme simple^ charpentier , et de- vint constructeur de navires, tout en étudiant le commerce et la civilisation dont son génie pressen- tait les merveilles. On entre avec une sorte de res- pect dans la petite chambre à alcôve de bois qu'ha- bita si longtemps le souverain du plus grand empire de l'Europe. Quand l'empereur Alexandre !•' visita cette humble maison où son aïeul avait vécu et tra- vaillé, il fit graver sur une tablette de marbre cette inscription : Rien rCe»t trop petit pour un grand homme. Au fond de la mer transparente, sur le rivage de 220 PROMENADE EN HOLLANDE. Sardam, on montre au voyageur des poutres énor- mes en sapin du Nord et en chêne, qui y furent je- tées pour être préparées et devenir propres à la construction. Elles appartenaient à Mikaïlow, qui les abandonna en 1703, en quittant Sardam, où elles attestent encore son séjour et son labeur. Sardam est un des nombreux petits ports qui s'ouvrent sur les rives et bornent au midi l'étroit continent de la Hollande septentrionale, dont Alk- maer est la capitale. C'est sur cette province peu vi- sitée que M. Scheltema, archiviste d'Amsterdam, m'a donné un curieux document. Durant la domination française, le préfet d'Am- sterdam demanda au sous-préfet d'Alkmaer un rap- port complet sur le physique, les mœurs et les usages de ses administrés. Voici de longs et curieux fragments de la réponse du sous-préfet : Alkmaer, 27 jain 1812. L — La constitution physique des habitants. « La constitution physique des habitants de cet arrondissement ne diffère presque pas de celle des habitants de la partie méridionale de la ci-devant province ^de Hollande, comprise m6 PROMENADE EN HOLLANDE. à Tuspect de l'ensemble. Sa construction, d'ailleurs, est irrégulière : elle semble avoir été bâtie sans plan et se compose d'un pâté de bâtiments man- quant entre eux d'harmonie, mais tous d'une ar- chitecture curieuse. L'église n'a pour ainsi dire pas de façade ; on y entre par une porte latérale qui conduit au dôme. C'est au milieu de ce dôme qu'est le tombeau de Charlemagne, désigné seulement par une dalle de marbré noir. Au-dessus pend un grand lustre en cuivre doré d'assez mauvais goût, don d'un empereur d'Allemagne. A droite est la chaire en chêne sculpté, toute décorée de figurines ; cette chaire, œuvre de Gerhard Chorus, date de 1353. Le chœur, en face du dôme, n'a de remarquable que ses vitraux. A gauche du chœur est la chambre des reliques. J'entre, et un sacristain me montre les petites reliques enfermées dans trois châsses d'or ou d'argent doré d'un très-beau travail, et où scintil- lent des pierreries. Quant aux grandes reliques^ on ne les laisse voir au public que tous les sept ans, du 10 juillet jus- qu'au 29. Alors lv)s croyants arrivent par troupea, de la campagne, d'Aix-la-Chapelle et des contrées voisines. En dehors de ces solennités, les souverains ont seuls le droit de se faire ouvrir la caisse qui ren- ferme les grandes reliques. Cette caisse, en or ci- selé, est rehaussée de pierreries. Les reliques ont une première enveloppe en étoffe de soie, puis deux PBOMENADE EN HOLLANDE. 2r>7 autres de tissus d'or et d'argent émaillés de perles Unes. Ces étofifes et d'autres richesses iîirent don- nées à l'église, en 1529» par Isabelle infante d'Es- pagne. L*ouyerture et la fermeture de cette caisse ont lieu avec un cérémonial de rigueur, en présence du chapitre de l'église et du conseil de la ville. Ces reliques consistent en une rohe blanche por- téc par la Vierge, et qui a cinq pieds et demi de Ion* gueur ; ce sont ensuite des linges dans lesquels Jé- sus fut enseveli; puis le vêtement que portait saint Jean-Baptiste au moment où on le décapita. En en- tendant nommer cette troisième relique, je songeais au mot de Rabelais à qui l'on offrait à baiser uno des prétendues tètes de saint Jean-Baptiste. Le curé (le Meudon dit avec un sourire sardonique : « Dieu soit béni! voilà le cinquième chef de saint Jean que j'ai baisé dans ma vie. » La caisse des grandes reliques renferme encore la pièce de toile que Notre-Seigneur portait autour des reins le jour de son crucifiement. Outre son trésor de reliques, la cathédrale d'Aix- la-Chapelle possède de grandes richesses en argen- terie, en vaisselles et en étoffes précieuses, qui sont des dons de divers souverains, tels que Charles - Quint, Marie Stuart, Agnès, reine de Hongrie, Isa- belle, infante d'Espagne, l'empereur François I*', l'empereur Henri II et autres princes. Au milieu de 258 PROMENADE EN HOI^LANDE. ces trésors, et comme le plus ancien, on regarde avec intérêt le cor de chasse de Charlemagne, por* tant cette inscription : Dein Ein. En sortant de la chambre des reliques, je suis suivie par un bedeau qui s*obstine à m'accompa- gner durant ma visite des cl^apelles latérales, dans la nef, derrière le dôme. C'est partout, sur le tom- beau de Charlemagne comme autour des autels où Ton prie, une malpropreté inouïe : des crachats, des papiers déchirés et souillés ; une couche de pous* sière s'étend sur les dalles ; des araignées filent leurs toiles dans les plis des sculptures et dans les cadres des tableaux. Sur les autels des chapelles sont des Christs nus et sanglants étalant leurs plaies* béantes ; beaucoup d'images de la Vierge et de saints sont égale- ment en bois sculpté et colorié , et éveillent l'ar- deur des dévots qui brûlent à leurs pieds des cier- ges jaunes ; les gouttes de cire qui en découlent augmentent les souillures qui couvrept les dalles. Des mendiants et deé pauvresses sont prosternés les bras en croix; la saleté de leurs haillons et celle de l'église révoltent les regards, surtout quand on arrive de la Hollande. Le bedeau persiste h me suivre et m'assourdit de de ses explications. Je franchis un large escalier à marches planes, et je me trouve dans la galerie su- périeure du dôme. C'est dans cette galerie, en face PROMENADE EN HOLLANDE. 258 du chœur, qu'on voit un sarcophage de marbre an- tique, appelé le sarcophage éF Auguste. C'est là aussi qu'est placée la chaise ou fauteuil de pierre qui ser- vit au couronnement de Charlemagne et des em- pereurs d! Allemagne; et ici encore, sur ce siège mémorable, les araignées tissent leurs toiles. Je dis au bedeau : « On ne nettoie donc jamais cette église? — Jamais, madame, » me répondit-il avec naï- yeté. Je me débarrasse, au moyen de quelques pièces de monnaie, de mon guide importun, et je reste seule accoudée aux balustres de la galerie. Insen- siblement décroît et cesse le murmure des prières marmottées tout haut par quelques fidèles ; les bruits de pas ne se font plus entendre, et la nef se rem- plit de silence et de solitude. Seule dans cette église & la lueur d'un jour incertain et mystérieux, je sens comme une saveur de mort et de néant 1 Que survit-il des bruits et des gloires de la terre ? Un jour aussi, ils méditèrent dans cette église, les trois hommes qui, à la distance de plusieurs siècles, ont le plus remué le monde. Le nom des trois empereurs a retenti dans ces murs et hors ces murs. Maintenant tout se tait autour de leurs ombres; les peuples ne leur font plus cor- tège ; ils ont pris leur place distincte mais bornée dans l'histoire, ce grand ossuaire des renommées. 260 PROMENADE EN HOLLANDE. Des empires fondés par eux il reste à peine quelques vestiges, et d'eux-mêmes rien, si ce n'est un nom que bien des peuples ignorent. Il est là réduit çn un peu de poussière, ce premier des trois scmpereurs, ce Gharlemagne fantastique qui se perd presque pour nous dans l'obscurité des légendes. Un soir, il entendit retentir sur la dalle de marbre qui le recouvre les pas du second des grands empereurs. Charles-Quint,* élu à l'empire, faisait sous ce dôme sa veillée d'armes ; il erre sous ces profonds arceaux , reparaît et s'arrête au cen- tre, où dort Gharlemagne. Je crois l'entendre évo- quer le vieux Frank, et le monologue d'Hemani me revient en mémoire. Puis, c'est un autre souvenir que j'évoque. Une blonde et naïve figure de femme se détache, lumi- neuse, sur un des vitraux de l'église ; ne serait-ce point l'image de cette fille du Rhin, de cette humble Barbe Blumberg, que Charles-Quint a aimée et qui fut la mère de don Juan? Mais l'amant et le souve- rain s'évanouissent : je revois Charles-Quint vieux, cassé, moine à Saint-Just, et ranimant, comme se plaisent à le faire tous les mourants, les souvenirs des amours de sa vie : Dans sa chambre funèbre à la noire tenture , Étendu sur son lit au sombre baldaquin , Quand il veillait la nuit, monts de rEstramadure , Avez-VGOS écoulé Tâme de Charles-Quinl? PROMENADE EN HOLLANDE. ±M A la faible lueur de la lampe nocturne, Plus pâle agonisait le grand Christ du Titien ; Alors se ranimait Tempereur taciturne : Le supplice d'un Dieu semblait calmer le sien. Il regardait mourir sa fière destinée.— L'esprit a survécu , mais le corps se dissout. Une épée est pesante à sa main décharnée, Et le sceptre trop lourd n'y tiendrait plus deboul. Pour cacher son déclin, il a caché sa vie; ' Dans la tombe du clottre il va s'ensevelir, Et sur la terre, encor de sa course éblouie, 11 consent à s'éteindre, il ne veut point pâlir! Étendards déployés, belliqueuses phalanges I Victoires! rois captifs 1 enneibi désarmé! Clairons retentissants! fanfares des louanges! Globe de Charlemagne en sa droite enfermé! Lauriers, bandeau royal dont sa tète fut ceinte , Pouvoir qui le fit fort, gloire qui le fit grand, Qu'êtes-vous désormais pour sa vigueur éteinte? Empire, qu'étes-vous pour le moine mourant? Il s'assied au soleil sur la blanche terrasse, Où se penche sur lui l'ombre des citronniers...» Pour qui donc bat ce coeur dans ce corps qui se glace? Où s'en vont ce sourire et ces regards derniers?... Ils vont vers cet enfant qui court dans la campagne. Vers ce beau don Juan en qui germe un héros. Qui franchit les torrents, qui gravit les montagnes, En se riant des rocs, en se jouant des flots! Cet enfant, c'est l'écho qu'il laisse dans le monde, C'est l'enivrant parfum des dernières amours, 262 PROMENADE EN HOLLANDE. C'est le sang printanier de cette vierge blonde Dont la flamme fondit la neige de ses jours 1 Pauvre Barbe Blumberg!... comme son sein palpite Quand ton fils aux yeux bleus passe sous son regard !... De ce Faust couronné tu fus la Marguerite» Et tu souris encor dans l'âme du vieillard 1 « La voûte et les arceaux du dôme me renvoient en sons rhythmés l'écho de mes vers que j'ai murmurés tout haut. On dirait que les voix des tombes me ré- pondent. Bientôt la dernière répercussion se tait ; le silence redevient solennel. II me semble que la nef se remplit de ténèbres ; puis tout à coup quelque chose de lumineux rayotme vers le dôme et se place au milieu, sur le cercueil de Gharlemagne. Je crois voir debout, les mains derrière le dos, le troisième des grands empereurs ! C'est le feu de ses yeux qui éclaire l'espace autour de lui, et, tandis qu'il marche, l'irradiation se fait plus large. Il entend sous ces voûtes deux noms retentir; il voit sur toutes les " dalles flamboyer ces deux noms : Gharlemagne! Gharles-Quinl I il pèse leur grandeur et mesure leur fortune et leur destinée. N'est-il pas désormais leur vainqueur? N'a*t-il pas conquis leurs royaumes? N'est-il pas le maître de leurs, poussières, et ne pourrait-il pas, au gré de son caprice, les jeter au vent? Mais lui-même, quelle sera sa fin? que devien- dront ses cendres ? PROMENADE EN HOLLANDE. 263 En ce fnoment, la figure de Napoléon s*assomr- brit; son regard cesse d'éclairer les profondeurs de Fégliseï l'ombre du troisième des grands empe- reurs disparatt; je la vois s'évanouir au loin dans les dunes brûlantes de l'océan Atlantique. Avant de m'éloigner de la galerie du dôme, j'en- lève du bout de mon ombrelle la toile d'araignée qui couvre le fauteuil de pierre, et je m'assieds quelques instants sur ce siège impérial où tant de souverains se sont assis au jour de leur sacre. Je remarque , dans plusieurs chapelles de la nef supérieure, d'anciens et très-beaux tableaux^ mais qui s'écaillent et se dégradent sous une couche de poussière et d'humidité. Même détérioration dans les sculptures et dans les marches du large escalier qui conduit à la galerie du dôme. Au bas de cet escalier est une galerie extérieure qui entoure l'é- glise. Je me perds dans tous ces dédales de pierre; je traverse les corridors voûtés, soutenus par des fais- ceaux de colonnettes d'ordre composite. Les feuil- lages et les figurines des chapiteaux sont ébréchés ; les saints et les saintes manquent aux niches hU'^ chées dans les ogives. La dégradation envahit tout et la ruine est menaçante. On a décrété, nous as* sure-t-on, la restauration de la cathédrale d'Aix-la- Chapelle ; il est grand temps de se mettre à l'œuvrci Une vieille mendiante, que je rencontre dans la 264 PROMENADE EN HOLLANDE. galerie, me remet sur mon chemin, et je sors de i*église par une poterne. Le jour, qui avait paru décroître et finir sous la voûte du dôme, est encore éclatant. Il me reste as- sez d'heures pour visiter, avant la nuit , l'hôtel de ville et quelques curiosités d'Aix-la-Chapelle. Je monte en voiture et j'arrive à la grande place du Marché, où les femmes de la campagne ven- daient ce jour-là des légumes et des fruits rangés avec art en hautes pyramides. Au milieu de cette place jaillit une fontaine avec deux dauphins en bronze, et que couronne une assez maigre statue de Gharlemagne. Deux plus petites fontaines sont de chaque côté ; deux aigles en fer les surmontent : on les dirait plumés et rongés par le temps, tant ils sont maigres et rouilles. C'est sur cette place qu'est situé l'hôtel de ville. L'ensemble du monument est très*imposant ; un perron conduit à la porte en ogive. Après l'avoir franchie, on se trouve sous un vestibule voûté sou - tenu par des piliers, et au fond duquel on rencon- tre, à gauche et à droite, deux escaliers parallèles conduisant à l'immense salle dite la salle du Cou^ ronnement. L'hôtel de ville d'Aix-la-Chapelle a été constiniit en 1353, par l'architecte Gerhard Chorus. Il Tut élevé sur les ruines mêmes du palais impé- rial de Charlemagne, que celui-ci avait fait b&tir eu 780. Vr :^ PROMENADE EN HOLLANDE. 265 A son tour le nouveau palais menaçait ruine ; on Ta restauré avec une extrême habileté , et, quand quelques années auront passé sur les pierres blan- ches, qui choquent au milieu des pierres grises pri- mitives, Tensemble sera parfait. L'aspect de la salle du couronnement, toute en ogives, est des plus grandioses. Quand je Tai visitée, M. Alfred Réthel achevait de la décorer de fresques monumentales, représentant toute la vie de Gharlemagne. Des fe- nêtres de cette salle, on voit en face les hauteurs verdoyantes du Lougsherg^ couronnées d'un bel- védère. Je parcours quelques autres salles secon- daires; et j'aperçois d'une fenêtre la cour intérieure du palais ; tout y respire la vétusté. Ce sont de hautes herbes, des murs effondrés et des débris de toutes sortes d'architecture et de sculpture. Il doit y avoir là quelques restes du vieux palais de Ghar- lemagne. J'aurais voulu explorer cette cour, mais le temps me manque. Je redescends par l'escalier de droite, et, sous la voûte à gauche du vestibule, j'arrive par un corridor assez sombre dans la salle dite salle du Conseil, C'est 1^ que sont réunis de beaux portraits d'empereurs, dimpératrices et de papes. Je suis d'abord frappée par celui de Gharlemagne qui les domine tous. Le voilà, couronne en tête, avec sa longue barbe blan- che, sa mine martiale; sa main droite soutient le globe et sa main gauche le sceptre et l'écu aux 297 i 266 PROMENADE EN HOLLANDE. fleurs de lis de France et aux armes d'Allemagne. Ce portrait a été peint au xiv* siècle par un artiste inconnu. La tête a été faite d'après une médaille con- temporaine de Gharlemagne. En contemplant cette tête si noble et si fière du vieil empereur des Francs, je me souvins du por- trait qu'en trace Éginhard, et que mes lecteurs me sauront gré de leur transcrire ici. « Il était gros, dit le chroniqueur, et robuste de corps; sa taille était élevée, quoiqu'elle n'excédât pas une juste proportion, car il est certain qu'elle n'avait pas plus de sept fois la longueur de ses pieds. Il avait le sommet de la tête arrondi, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, de beaux che- veux blancs, et la physionomie riante et agréable. Aussi régnait-il dans toute sa personne, soit qu'il fût debout, soit qu'il fût assis, un air de grandeur et de dignité ; et, quoiqu'il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, il était si bien proportionne que ces défauts ne s'apercevaient pas. Sa démarche était ferme, et tout son extérieur présentait quelque chose de mâle; mais sa voix claire ne convenait pas parfaitement à sa taille. Sa santé fut constamment bonne, excepté pendant les quatre années qui pré- cédèrent sa mort. Il eut alors de fréquents accès de fièvre; il finit même par boiter d'un pied. Dans ce temps de souffrance, il se traitait plutôt à sa fantai- sie que d'après les conseils des médecins, qui lui PROMENADE EN HOLLANDE. 267 étaient devenus presque odieux, parce qu'ils lui dé- fendaient les rôtis, auxquels il était habitué, pour l'astreindre à ne manger que des viandes bouillies. Il se livrait assidûment à Téquitalion et au plaisir de la chasse. C'était chez lui un goût national, car à peine trouverait-on dans toute la terre un peuple qui pût rivaliser avec les Francs dans ces deux exer- cices. « Les bains d'eaux naturellement chaudes lui plaisaient beaucoup. Passionné pour la natation, il y devint si habile que personne ne pouvait lui être comparé. C'est pour cela qu'il fit bâtir un palais à Aix-la-Chapelle, et qu'il y demeura constamment pendant les dernières années de sa vie, jusqu'à sa mort'. Il invitait à prendre le bain avec lui, non- seulement ses fils, mais encore- ses amis, les grands de la cour, et quelquefois même les soldats de sa garde, de sorte que souvent cent personnes et plus se baignaient à la fois ^ » Parmi les portraits d'empereurs et d'impératrices, réunis en assemblée dans cette salle du conseil, je fus frappée par un très-beau portrait de Marie- Thérèse jeune, peint par Ficher. La tête est flère et résolue, mais. né manque pas de grâce; à côté est un autre portrait (aussi par Ficher), du prince de Lorraine, duc de Toscane, mari de l'impératrice • 1. Traduction de M. Alexandre Teulet, 268 PROMENADE EN HOLLANDE. Marie-Thérèse. L'empereur Napoléon P' est là, dans le grand costume du sacre, peint par Boucher; la tête est fort belle. L'impératrice Joséphine, aussi dans le costume solennel, est en regard de Napo- léon; ce dernier portrait est par Robert Lefebvre. Tous les ornements sont bien rendus, mais le visage est trop mièvre et sans expression. A la chute de Napoléon, ces deux portraits furent envoyés à Ber- lin. Depuis la réintégration de l'empire en France, ils ont été replacés dans cette salle du palais d'Aix- la-Chapelle, où les empereurs de tous les siècles semblent tenir conseil. n est six heures quand je quitte ce monument où se pressent tant de souvenirs historiques. Pour ne pas perdre le temps à dîner, j'achète quelques beaux fruils à une fraîche paysanne du marché, et j'entre chez un pâtissier où je choisis quelques gâ- teaux. J'y trouve un Anglais qui demande des sand- wiclies; le pâtissier répond qu'il n'en a pas. L'An- glais insiste et dit qu'on doit s'en procurer; le pâtissier réphque qu'il n'y a aucun boucher et au- cun charcutier dont la boutique soit ouverte un ven- dredi à Aix-la-Chapelle. Il finit par se faire compren- dre de l'Anglais, qui pousse un long Oh ! ricaneur. Le pâtissier pourrait lui répondre qu'il est bien plus étrange de ne pouvoir manger à Londres du pain frais le dimanche. - Je traverse le joli jardin des eaux thermales, nli- PROMENADE EN HOLLANDE. 269 gné, sablé el fleuri comme notre Pré-Gatelan ; il est situé en face du principal établissement d*eaux. Cet élablissementest une grande bâtisse moderne sans caractère. Une fontaine demi-circulaire jaillit sous le péristyle, de la façade, au rez-de-chaussée; on y descend par deux escaliers parallèles. Je préfère aller voir sourdre la source à son lit même et à tra- vers des bancs de calcaire. En passant, j'aperçois le théâtre, dont la façade a Taspect d'un temple grec. Je vois aussi dans la cour de l'hôtel du gouverneur un énorme aérolithe qui pèse, dit-on^ plus de sept mille livres. J'arrive à la source d'eau thermale située dans les fau- bourgs; c'est sans doute dans cette source que se baignaient Gharlemagne et sa cour. Au-dessus s'élève une colline que couronne une église en briques rouges, reste d'une vieille abbaye. Je ne puis y pénétrer, mais j'entre dans une cha- pelle plus petite qui me charme par sa propreté. C'est un contraste complet avec toutes les souillures de la cathédrale. L'intérieur de la nef est très-en- jolivé. Je trouve là un chemin de la Croix et des images de saints et de saintes en bois sculpté et doré. A la voûte sont suspendues de grandes lampes en verre de Bohème ; des vases peints de fleurs et de feuillage décorent l'autel du chœur. Cette église est entourée 'd'une enceinte où l'herbe croît touf- fue; c'était autrefois un cimetière. •• 270 PROMENADE EN HOLLANDE. De la hauteur de cette colline, on découvre tout l'ensemble d'Aix-la-Chapelle et des belles prome- nades qui l'environnent. Plus loin que lé Lousherg, couvert de son manteau de verdure, est le bois de Pauline y auquel la sœur de Napoléon a donné son nom . Je vois se coucher le soleil de la hauteur où je suis assise, et ce n'est qu'à la nuit tombante que je me détermine à remonter en voiture et à gagner une auberge. Le voyageur s'attache aux lieux qu'il ne fait que traverser; il voudrait en emporter une forte empreinte, et il voudrait aussi leur laisser quelque chose de lui. * Le lendemain matin, par line matinée brumeuse, je pars par le chemin de fer qui mène en Belgique. La pluie tonibe quand j'arrive à Viviers, un pays charmant, tout boisé, où des douaniers visitent les bagages. De Viviers à Pépinster, les arbres s'éche- lonnent sur des hauteurs gazonnées où tombent en cascades des sources fraîches et claires. De jolis vil- lages et de mignons châteaux se groupent dans ce paysage. On pense à la Suisse et aussi à cette riante contrée du Vigan, dont les Languedociens sont fiers à bon droit. Les montagnes deviennent plus hautes, les bois montent jusqu'au ciel, les gorges se resserrent et le chemin de fer franchit des défilés et 4es monticules que nos pères ne franchissaient qu'à dos de miilet. Spa se cache comme une nymphe craintive sous PROMENADE EN HOLLANDE. 271 cette robe d'ombrages et de pelouses. Spa est pour- tant, durant toute la saison des eaux, bruyante et hardie. Sa simplicité agreste n'est qu'apparente. Toutes les recherches et quelques-unes des corrup- tions de la civilisation se donnent rendez-vous dans ces collines. Le jour où j'arrive à Spa est justement le jour de clôture de la saison des eaux. La maison de jeu doit être fermée le lendemain, et le dernier bal a été offert il y a trois jours au duc et à la du- chesse de Brabant. Je loge à l'hôtel Britannique, où je trouve encore quelques belles Anglaises et une ravissante jeune fille belge qui pratique jusqu'au dernier moment la flirtation envers un jeune prince russe fort beau et décoré de plusieurs ordres. La mère de la jeune fille parait très-inquiète d'un magnifique bouquet envoyé à sa fille au moment du déjeuner et dont toute la table d'hôte a connaissance. Le prince russe est évidemment le coupable ; mais que dire et com- ment s'indigner? La fille a accepté le bouquet et l'a placé près de son couvert. Après le déjeuner, je me hâte d'aller visiter la source où Pierre le Grand a pris les eaux : son buste en bronze et une inscription Tattestent. Je parcours le Casino , maintenant désert. J'entre dans la belle église de Spa, surchargée d'ornements et de do- rures à l'intérieur. Je m'arrête dans plusieurs boutiques, j'achète des Vit • PROMENADE EN HOLLANDE. albums et des couteaux à papier en bois de Spa. C'est ma dernière heure de far ntente^ ma dernière heure d'écolier en voyage. Il faut partir, le chemin de fer a fait entendre son premier signal. Le hasard me place dans le même wagon que la jeune fille belge, dont le père est un armateur d'An- vers. Elle tient à la main le beau bouquet, sa mère regarde d'un air courroucé l'élégant prince russe de- bout près de la portière ; le dernier signal est donné, le train se meut et va courir, la jeune fille se pen- che et salue avec émotion le bel étranger, et je l'entends lui donner à voix basse rendez-vous aux bains de mer d'Ostende. Nous voilà partis à toute vapeur : alors la jeune fille se penche dans un angle, ferme les yeux, et semble s'endormir en re- posant sa joue sur les fleurs qu'elle emporte. La mère, intérieurement tourmentée, commence par exprimer à son mari les craintes que lui inspire le jeune prince russe, et bientôt disposée, je ne sais pourquoi, aux confidences envers moi, elle me de- mande si j'habite Paris et si j'ai une fille. A ma ré- ponse doublement affirmative, elle me dit : « £h bien, madame, suivez mon conseil, ne faites pas élever votre fille au couvent du Sacré-Cœur ; vous voyez la mienne!.... — Elle est charmante, inlerrompis-je. — Une tète romanesque, un esprit absolu, reprit la mère. { PROMENADE EN HOLLANDE. 273 — Un cœur froid !.... ajouta le père. — Celte saison de Spa Ta rendue folle, murmura la mère : elle ne rêve plus que princes russes et refuse d'épouser àon cousin, un riche et honnèle Hollandais, qui serait un mari parfait. » Un coup de sifRet annonça une station. Je dus descendre pour prendre le convoi de Namur. La jpune fille n'ouvrit pas les yeux. Sa mère me serra cordialement la main, comme à une ancienne con- naissance. Je me suis demandé quelquefois à quel dénoû- ment avait abouti ce début de roman saisi au vol d'un wagon. Toute cette partie de la Belgique voisine des fron- tières françaises est superbe. Je regrette de ne voir qu'en courant cette riche campagne et ces jolies villes industrielles. La frontière est franchie, me voilà en France. La Meuse, qui m'apparaît étroite et encaissée, me rappelle la large Meuse qui traverse Rotterdam et qui porte des navires. « Les fleuves, a dit Pascal, sont de grands chemins qui mènent où on vetit aller! » Ah! que la Meuse ne peut-elle me ramener au début de mon voyage ! On parle du mal du pays ! Moi j'ai le mal des lieux étrangers et de l'inconnu, qui m'attirent toujours ! Je salue en passant la tour de Gompiègne où fut enfermée Jeanne d'Arc, cette grande figure de femme dont M. Proudhon n'ose pas parler. ^v. 274 PROMENADE EN HOLLANDE. Je donne une pensée émue aux ruines de Pierre- fonds, où j'ai passé, il y a quelques années, une des plus radieuses journées de ma vie, point lumi- * neux sur un fond noir. La vapeur se précipite ; on approche de Paris; au- tour de moi chaque voyageur a hâte de se trouver ou de se retrouver dans cette ville que tous pro- clament la plus belle du monde. Moi seule je reste silencieuse et navrée ; mon cœur se serre en aper- cevant le large rayonnement qui plane au-dessus de la ville immense. Paris, c'est, pour le travailleur et pour l'écrivain dont la pensée lutte et creuse son sillon, une arène douloureuse où l'âme se débat et tombe souvent épuisée et foulée aux pieds par la multitude. En en franchissant l'enceinte, je crus sentir re- tomber sur moi le manteau de plomb des damnés de Dante. A quand donc maintenant un nouveau voyage? à quand une autre halte dans le labeur? à quand un autre déploiement des ailes de l'esprit vers des pays inconnus? FIN. p^i - PROMENADE EN HOLLANDE M»i, l,ii|i|SI-: IIIIMIT l'AlUS iiiiiiAiniE n L OACiitrriB et C" (